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MITRE MONDE

IMPRIME PAR LES PRESSES MECANIQ1 ES DE H. FOURN1KK ET C"

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in 2014

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UT RE MON 1)1

TRANSFOHMATKINS VISIONS . INCARNATIONS CENSIONS LOCOMOTIONS, EXPLORATIONS PÉRÉGRINATIONS EXCURSIONS, STATIONS

COSMOGONIES, FANTASMAGORIES, RÊVERIES, FOLATRERIEZ FACÉTIES. LUBIES

M É T \ MO R P H OS E S . ZOO MO R P H OS E S LITHOMORPHOSES, MET E MPSYCOSES . APOTHÉOSES ET AUTRES CHOSES

PAR GRANDVILLE

F A H I ,s

H. KOIRNIER. LIBRAIRE- ÉDITEUR

RUE S AI N T - R E N OIT. T

LA CLÉ DES CHAMPS.

Voyager c'est vivre

| OLD Nitk. )

Nonchalamment étendus dans le double fond d'une vaste écritoire , une Plume , un Crayon et un Canif , ces trois ennemis qui ne peuvent vivre séparés, se reposaient de leurs fatigues passées. Le bec ratatiné de la Plume, ses barbes blanches , témoignaient d'une grande expérience ; le corps efflanqué du Crayon , sa tête mince et effilée , annonçaient , s'il faut en croire la phrénologie , un penchant déterminé pour les courses d'exploration et les lointains voyages. Quant

2 LA CLÉ DES CHAMPS.

au Canif, nous ne pouvons dire au juste quel était son carac- tère , attendu qu'il cachait sa tête entre ses jambes ; c'est ainsi que la Providence , dans les arrêts de son éternelle sagesse , a voulu que les Canifs se livrassent au sommeil.

Il faut croire que les Crayons en général n'ont point un goût prononcé pour les plaisirs de Morphée ; car, à peine les premiers rayons du jour glissaient-ils sur les incrustations de l'écritoire, que le Crayon dont nous parlons se mit sur son séant. Les Plumes, comme chacun sait, ne dorment jamais que d'une oreille ; la nôtre se réveilla en sursaut , et dans une situation d'esprit d'autant plus fâcheuse qu'elle rêvait qu'un célèbre écrivain mettait ses doigts à califourchon sur son dos pour courir la poste du feuilleton.

Eh quoi ! dit-elle ( ou dit-il , car le sexe des Plumes est encore à découvrir) à son voisin d'une petite voix sèche et criarde , êtes - vous donc tellement pressé de gambader sur le papier que vous ne puissiez attendre le lever du soleil? Le Canif dort encore et n'a nullement l'air de songer à faire votre toilette du matin. Quant à moi, je n'ai pas d'idées de si bonne heure, et d'ailleurs songez à bien rendre celles que je vous ai données hier ; je vous ai taillé assez de besogne.

La Plume étira ses barbes , entrouvrit son bec pour bâiller, et se recroquevilla comme pour continuer son sommeil ; mais, sans lui donner le temps, le Crayon s'avança vers sa compagne, et lui tint à peu près ce langage:

LA CLE DES CHAMPS. 3

Dormez tant qu'il vous plaira, ma chère amie, ce n'est pas moi qui vous réveillerai. Gardez vos idées , et taillez de la besogne pour un autre. Vos inspirations ne me suffisent plus , votre tyrannie me fatigue ; j'ai été trop modeste jus- qu'ici , il est temps que l'univers apprenne à me connaître. Dès aujourd'hui je prends La Clé des Champs ; je veux aller me conduira ma fantaisie ; je prétends moi-même me servir de guide : Vive la liberté !

En même temps le Crayon fit un geste indiquant qu'il jetait son bonnet par-dessus les moulins. Le Canif dormait toujours.

O ciel ! s'écria la Plume , les Crayons font du style et de l'éloquence, dans quels temps vivons-nous! Puis elle ajouta d'un ton plus radouci : Tu parles de liberté ; sais-tu bien ce que c'est , jeune insensé ! A peine quelques années te séparent de l'adolescence, et déjà tu renies ta mère ! Qui a soutenu tes pas chancelants dans la carrière ? Qui a écarté les ronces de tes pas ! Qui t'a montré ce qu'il fallait laisser dans l'ombre et ce qu'il fallait éclairer! Qui t'a conduit dans le monde! Qui t'a introduit dans le sanctuaire des beaux esprits ! Qui t'a garanti des morsures de la critique! Moi! toujours moi! et c'est ainsi que tu me récompenses ! Pars donc, jeune ingrat , et que la gomme élastique te soit légère !

La Plume termina son discours en poussant des sanglots comme une jeune première de tragédie. Les Crayons ont

4 LA CLÉ DES CHAMPS.

la pointe dure, et ce qu'ils veulent, ils le veulent bien; d'ailleurs celui-ci connaissait de trop longue main le style de sa compagne pour se laisser prendre au pathétique de son langage.

Tais ton bec, lui répondit-il.

El il allait continuer sur ce ton , lorsque le Canif, réveillé par les pleurs de la Plume, s'écria en montrant le tranchant de son visage en colère :

Qui fait ici des calembours sans ma permission \ Paix ! ou je vous tranche la téte.

LA CLÉ DES CHAMPS.

La Plume reprit d'un air humble et soumis

5

C'est le Crayon qui se croit tout permis maintenant, depuis la métaphore jusqu'au coq -l'âne. Il veut partir sans moi pour un pèlerinage de je ne sais combien de livrai- sons, comme s'il pouvait se priver de mon assistance, comme si le passé n'était pas pour l'avertir de l'impuissance de sa tentative.

Le Canif fronça légèrement le sourcil ; mais le Crayon répliqua sans se laisser intimider :

Le passé!... Il me semble que certains album sont pour rétorquer l'argument en ma faveur. C'est moi qui le premier t'ai appelé à mon aide, je suis trop franc pour ne pas en convenir ; et pour te prouver que je n'ai point oublié tes anciens services , je t'offre une nouvelle association , mais à certaines conditions...

Lesquelles !

Tu laisseras mes ailes se mouvoir librement dans l'espace ; tu ne gêneras en rien mon essor vers les sphères nouvelles que je veux explorer. Par-delà l'infini il y a un monde qui attend son Christophe Colomb ; en prenant pos- session de ce continent fantastique au prix de mille dangers , je ne veux pas qu'un autre m'enlève la gloire d'y attacher mon nom.

G LA CLÉ DES CHAMPS.

Je te comprends... Et moi, pendant que tu parcourras les vastes régions de l'inconnu, je resterai le bec dans l' encre \

Tu attendras mon retour pour écrire sous ma dictée les grandes choses que nous n'aurons pas vues ensemble. Tu rédigeras les impressions d'un voyage que tu n'auras pas accompli ; c'est un procédé, dit-on, fort à la mode dans la haute littérature. Tu coordonneras les matériaux que j'aurai recueillis dans mes excursions ; tu débrouilleras le chaos sur lequel mon esprit va se promener ; tu formuleras jour par jour , livraison par livraison , la Genèse de l'univers que j'aurai inventé ; et ta gloire sera assez belle si tu t'en tires sans te livrer à tes accès ordinaires d'érudition , sans citer à tout propos et surtout hors de propos , ni Homère , ni l'Evan- gile , ni Shakespeare, ni Swedenborg , ni saint Augustin , ni la mythologie de l'Inde, ni le Talmud, ni l'Alcoran ; si tu veux bien faire semblant de ne pas savoir le grec, le latin , le cophte, le syriaque, le sanskrit , et si tu te contentes de parler un assez bon français.

Trêve de beaux discours. Tu veux donc que je te serve purement et simplement de secrétaire ?

Précisément.

Eh bien! j'y consens, quand ce ne serait que pour

LA CLÉ DES CHAMPS . 7

voir comment le Crayon s'y prendra pour diriger la Plume.

Je suis heureux de vous voir enfin d'accord, dit alors le Canif ; cette discussion me fatiguait , embrassez-vous et que ça commence,

C'est fait, reprit la Plume, j'ai déjà rédigé notre conver- sation.

Moi, jel'illustre ; et je prends enfin cette Clé des Champs qui va m' ouvrir le chemin de l'indépendance. Que le ciel

8 LA CLE DES CHAMPS.

et la critique protègent un innocent Crayon qui voyage seul pour la première fois , et le préservent de toute mauvaise rencontre !

Approuvé l'écriture ci-dessus.

Tour éviter toute accusation de plagiat , la présente conversation rédigée en double a été déposée dans les minutes de l'Éditeur, qui se charge de la publier afin (jue nul n'en ignore.

Écoutez-moi , lecteurs et lectrices; je viens'apporter une nouvelle révélation à la terre qui ne pouvait s'en passer plus longtemps. Que l'univers commence par faire silence pour entendre ma parole ; il pourra me dresser ensuite des autels si cela lui paraît agréable; je n'ai nullement l'intention de m'y opposer. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous nous connaissons; vous n'avez pas besoin que je vous donne mon signalement extrait de mon dernier passeport.

APOTHÉOSE DU DOCTEUR PUFF.

Les Dieux reviennent.

\. Y\\\\ wvvowU sou \\\*Wi\x «A vUwwmVYC c\wç, V vuxvtm cyvouu Va Wov\v

Je m'appelle Puff : ce nom en dit assez.

Vous m'avez vu jeune , beau , brillant et traînant tous les cœurs après moi ; je marchais entouré d'une cour de flatteurs ; on se disputait l'honneur de s'atteler à mon char, qui était un landau. Beaux jours du passé, quêtes-vous devenus?

Mais ne tombons pas dans la romance, parlons sur un air moins connu ; d'ailleurs la poésie est morte : je dois en savoir

]() APOTHÉOSE DU DOCTEUR PUFF.

quelque chose , moi qui ai tant fait pour la ressusciter. Qu'il me soit seulement permis de citer les vers éloquents que tout le monde connaît : Nessiui maggior dolor. T. . . Ce qui veut dire : Rien n'est amer comme le souvenir de son paletot neuf à celui dont les coudes sont percés.

J'avais besoin de cette transition poétique pour vous ap- prendre que mes coudes sont percés ; encore si ce n'étaient que mes coudes !

Que n'ai-je suivi les sages conseils de mon oncle Macaire ! . . . Tranquillement retiré à la campagne , je fonderais des salles d'asile ; je doterais des rosières ; et le soir , en compagnie d'un Bertrand quelconque , nous suivrions les détours de la rivière , causant de l'immortalité de l'âme comme deux philosophes.

Je n'étais qu'un inventeur, et trop de gens étaient inté- ressés à découvrir mon secret pour qu'il ne tombât pas bientôt dans le domaine public ; aujourd'hui il n'est personne qui ne connaisse , avec la manière de s'en servir, mon pro- cédé considérablement augmenté , mais pas du tout corrigé.

Ma fin est proche , je le sens à ma chaussure ; il n'y a pas d'éloquence plus persuasive que celle des semelles de bottes. En vérité , je vous le dis , c'est la réclame qui m'a tué.

Mais Puff ne meurt pas , il se transforme. Voyons, en quoi vais-je me transformer? Deviendrai-je philanthrope , homéo- pathe ou ténor ? Ce sont les trois métiers qui rapportent le plus maintenant. Ne vaudrait-il pas mieux , à l'exemple de ces mythes célèbres les Saints-Simonistes, les Fouriéristes et autres socialistes , fonder une religion nouvelle ! Le moyen

APOTHÉOSE DU DOCTEUR PUFF. 11

finira par s'user, mais on peut encore en tirer parti. Décidé- ment je passe dieu : c'est un suicide comme un autre. Je commence déjà à sentir que je deviens immortel.

Le procédé pour créer un culte est simple comme bonjour, Ajoutez n'importe quoi à la syllabe néo , et vous avez une théogonie toute fraîche. Par cette règle aussi facile que fondamentale , je réunis les riantes fictions de la mythologie grecque aux incarnations non moins riantes de la mythologie indienne , et je sers le tout sous le nom de Néo-Paganisme. Je prends les choses juste au point les ont laissées Jupiter et Brahma. Jupiter-Craquant , pour faire suite à Jupiter- Tonnant, voilà désormais mon nom de dieu. Quant à Brahma , je ne lui prendrai que sa poétique faculté d'incarnation. Maintenant , Messieurs et Dames , donnez-moi seulement le temps de passer derrière ce paravent pour changer de costume et m' incarner, vous apprendrez ensuite au monde comment le Néo-Paganisme s'est fondé.

Le dieu Putf fit les deux autres néo-dieux à son image. Il ne leur interdit ni la pipe ni le paletot il leur perm;t même de porter la barbe et des décorations, et il leur laissa les noms de Krackq et de Mille, sous lesquels ils étaient connus dans pas mal de billards, de divans, et autres sociétés savantes et comme il faut.

It'tKmwrs au ômttht-

Ni pile, ni face.

\\. Vou tY\ï\m\uV , çuVtc auVrcs wwYoVious sut Yts> u^ohVwwx , wvmmX A.\vu sou \Y% oVA/w^s ta s* ^wclo^wc monta tv V\vu\uv\)Vt .

Krackq, répondait à la qualité de capitaine, et Hahblle prenait celle de compositeur. Le capitaine Krackq appartenait à cette catégorie d'individus qui flottent entre trente-cinq ans et l'éternité. Il portait également bien le grog et une brochette de décorations de toutes les couleurs qu'il avait gagnées sur on ne sait quels champs de bataille. Du reste, comme il faut à chacun une position sociale, il avait , quoique manchot , des cartes de visite sur lesquelles on lisait :

« Le capitaine KRACKQ, professeur de natation. »

Hahblle , ancien maître de chapelle, avait d'abord essayé de révolutionner la gamme et de rendre son importance philosophique à la clé de sol. Ses efforts n'eurent pas de succès. Aucun théâtre ne voulut jouer son opéra P Esprit et la Matière, ni sa grande symphonie le Moi et le Non- Moi en ut majeur. Tour à tour et sans succès peintre, musicien , opticien , mathématicien , il venait de se rejeter sur la mé- canique céleste , lorsque Puff lui offrit la place de dieu, qu'il accepta , ainsi que Krackq , sans trop se faire prier.

Puff' ne pouvait mieux choisir ses collègues. Ils étaient tous

14 l'univers au scrutin.

les deux dans une de ces situations le besoin d'une trans- formation totale se fait impérieusement sentir. Chapeaux, linge , habits , pantalons , bottes , tout leur conseillait de se faire dieux depuis les pieds jusqu'à la tête. Puff convoqua la triplicité néo-divine dans le local ordinaire de ses séances en sa qualité de dieu en chef, et aussi éloquent que s'il se fût adressé à des actionnaires, il prit la parole en ces termes :

« Chers co-néo- dieux ,

« Je vous ai appelés à partager avec moi les avantages de la suprême puissance ; mais je croirais manquer à mon devoir si je vous cachais la difficulté de la situation. Quand je n'étais qu'un , je mourais de faim ; comment faire main- tenant que nous sommes trois \ N'oublions pas que nous sommes des dieux constitutionnels , et que nous n'avons pas de liste civile. Voici ce que je propose :

« Partageons-nous l'univers ; tirons au sort qui de nous aura le ciel , la mer ou la terre. Nous réunirons les documents que chacun de nous aura recueillis, et nous vendrons le tout à un libraire excentrique. Si je n'étais dieu, je dirais : Ce projet vous chausse-t-il \ »

Krackq et Hahblle s'inclinèrent en signe d'assentiment.

Tirons donc au sort, poursuivit Puff; jouons l'empire céleste à pile ou face.

Et comment! dit Krackq ; nous n'avons pas à nous trois une pièce de cinq centimes.

Hélas ! non, dit Puff en soupirant ; avons-nous au moins

l'univers au scrutin. 15

un chapeau 1 Nous mettrons trois billets dans cette urne en feutre , et nous tirerons ensuite.

Oui, dans notre unique chapeau, répondit Hahblle ;

mais le fond en est crevé ; le destin tomberait à terre.

. Arrangeons-nous donc à l'amiable, reprit Puff. A toi la

mer, Krackq , la mer profonde et mystérieuse ! A toi , Hahblle, le ciel! les comètes agitent leur queue d'impa- tience , la lune te tend les bras ! Moi , je reste sur la terre ; je crois que c'est la partie qui me convient le mieux ; êtes- vous de cet avis! Oui! oui! s'écrièrent les deux co-dieux.

Eh bien ! partez sans retard , continua Puff, et donnez- moi promptement de vos nouvelles. J'attends les observations de Krackq , les inspirations de Hahblle , avec la plus vive impatience. Venez , que je vous serre dans mes bras, et en route ! Vous tirerez vos mouchoirs de poche une autre fois.

Krackq suspendit à son cou la bouteille qui devait lui servir à transmettre ses découvertes au chef de la société , éteignit sa pipe et piqua une tête dans l'océan.

16 l'univers au scrutin.

Hahblle , muni de son album et de ses crayons , ouvrit un ballon de poche, l'insuffla, puis s'éleva dans l'espace bien au-dessus des considérations et des cheminées humaines, et non sans adresser à la terre l'apostrophe de rigueur :

" Je vous quitte sans regret, ô hommes qu'en des jours de folie j'ai appelés mes amis ; vous ressemblez à ces saltimbanques que je vois en ce moment danser sur la place publique.

« Adieu, terre maudite , ville de boue et de fumée, patrie des flâneurs, des chipeurs, des sauteurs, je t'abandonne, je te maudis, je te laisse en plan. »

)

CONCERT A LA VAPEUR,

CONCERT A LA VAPEUR

La vapeur changera la face du monde.... et de la musique . Mon plus grand regret est de l'avoir méconnue.

( Napolkon a Sainik-Hklknk. )

Dans ce siècle de progrès , la machine est un homme perfectionné.

(Lu GaLOVBKT irTTKUAIRE BT «H SICAl.)

\\\. Va âicawwrU mvmYYçAvs* t\\vt \vt Yç, aoctouï Y\v\\, a YYuYt (Yç, Vat\\vdVt \V \u\\ tYowAtr uu toutes \\\ow%Vyç, d \a'\w eo, yy\vY-Yà uu tY\uw ae. t\\vaVw-\'\\\^V-t\\ûu%ç, tç,u\mts.

Après avoir fait l'inventaire des meubles , immeubles , actions, inventions et partitions à lui laissés par ses co- néo-dieux, le D1 Puff était sur le point de s'abandonner au désespoir, lorsqu'il découvrit dans ce matériel varié une douzaine de musiciens en fonte.

En tirant ces musiciens de la caisse dans laquelle ils étaient renfermés, le Dr Puff ne put s'empêcher de s'écrier : « Voilà l'homme qu'ils ont méconnu , le génie qu'ils ont laissé marcher pendant dix ans en bottes percées, pauvre fleur sur ses tiges ! Hahblle, tu es pourtant le premier qui aies compris que le seul moyen de satisfaire les exigences du public en matière de musique , était d'inventer des chan- teurs au palais de bronze , et de faire marcher un orchestre à la vapeur! C'est à moi de tirer de l'oubli ton invention sublime. Dès ce soir je donne un concert ; aussi bien ai-je besoin de trouver quelque part une recette pour dîner. »

Sans perdre de temps, le Dr Puff se mit à rédiger le programme suivant :

CONCERT MÉCANICO-MÉTRONOIYIIQUE

INSTRUMENTAL, VOCAL ET PHÉNOMÉNAL.

1 Ouverture à grand orchestre

tirée de l'opéra les Rails- Notes.

2 L'Explosion , mélodie pour

200 trombones.

3 Rive gauche et Rive droite,

grand diurne exécuté par Mlle Tender et M . Tunnel.

4 Chanson à boire, par M,,e

âgée de 22 mois, 6 jours et une nuit.

1 Le Moi et le Non -Moi,

symphonie philosophique en ut.

2 Les wagons saules par eux-

mêmes , polonaise pour 400 ophicléides.

3 La Locomotive , symphonie

à basse pression, de la force de trois cents che- vaux, avec mélologue.

4 Chœur final.

Le frein sera tenu par le Dr Puff.

m

AVIS AU PUBLIC.

Les enfants au-dessous de quatre ans qui commencent à fumer, à rêver et k composer, paieront place entière. Le concert aura lieu en plein gazomètre dans une salle portative en tonte, et tilera quatre myriamètres de fioritures à l'heure. Les musiciens sont garantis inexplosibles. L'ouverture aura lieu au débarcadère, à 5 heures excessivement précises du soir. Le premier trajet se fera en \v\. majeur, le second en s\ bémol mineur.

Les stalles, wagons et baignoires seront maintenus à une température moyenne. On pourra prendre quelques bains de vapeur dans des loges grillées et réservées.

N. B. EXTBAOBDIN AIBEMENT IMPORTANT.

Il est expressément recommandé de ne pas passer le bout du doigt ou du nez en dehors des stalles. Tous signes ou gestes d'improbation , tous murmures ou sifflets , pouvant opérer un déplacement d'air et compromettre la santé ou la vie des spectateurs, sont formellement interdits. Les marques particulières ou manifestations unanimes de satisfaction n'entraînant pas le même danger, le public peut se livrer à son enthousiasme sans le moindre inconvénient.

Afin d'éviter les accidents qui pourraient résulter de l'encombrement des voyageurs à la sortie du concert, de larges soupapes de dégagement et des rondelles fusibles seront ouvertes à la circulation.

CowmA t$V Ammm uav Vwm^ca &\vw wtVtôta &x\V\-m\YY\ouxx&m

CONCERT A LA VAPEUR. 19

Le Dr Puff fit placarder dans tous les carrefours une affiche illustrée , avec la vignette suivante :

Mélodie pour 200 Trombones.

PRIME AUX ABONNÉS DU GALOUBET.

la la !

aa^&aQa a^ sâoiL

Donne-moi de quoi que L'as, je te donnerai de quoi que j'ai.

( Dicton I'krsan. )

\\. Ovv Vou t\\>\we\uY i\\vçVU \\vV Vo\hav\ou (Vu Galoubet littéraire et mvsical

Puff, comme vous n'en doutez pas, avait été journaliste. Le rédacteur en chef du Galoubet littéraire et musical , journal qui faisait alors la pluie et le beau temps dans l'atmo- sphère des arts, était connu de lui. Puff, qui avait rendu compte d'une manière un peu flambante (style familier) des romans de son ami , lui écrivit pour le prier de parler de son concert. En retour de tant de rhubarbe , il lui demandait un peu de séné. Le rédacteur en chef répondit qu'il était prêt à insérer tout ce que le propagateur de la musique a la vapeur voudrait lui envoyer.

PufTprit la plume et écrivit l'article suivant en vertu de cet axiome , qui est souvent faux comme tous les axiomes : On n'est jamais mieux servi que par soi-même.

91.

TIRAGE DE CE JOUR : 111,111 EXEMPLAIRES.

99e Année.

Lk Gai.ovbet littkrairb et musi- cal parait tous les jours et toutes les heures depuis sept heures du matin jusqu'à minuit, comme les omnibus.

Chaque numéro contient, outre les matières ordinaires , trois valses , cinq romances , huit mélodies et une cantate de nos meilleurs compositeurs.

De plus les abonnés ont droit a Ifl places pour chacun des concerts quoti- diens du Galoubet.

On bâtit en ce moment une salle assez vaste pour contenir tous les abonnés.

on s'abonxf partout.

L

LITTERAIRE ET MUSICAL,

JOURNAL

CONDITIONS DE L'ABONNEMENT.

Pour i semaine , ) les abonnés paieront 1 mois , 1 jour, j 00.

Pour 1 trimestre. / une symphonie inédite ils recevront. . ) de Tkfstmhdhz.

Pour I semestre. un opéra entièrement inédit de Straccinati.

Pour 1 an. ... un piano à queue , une entrée à vie à l'A- cadémie de Musique.

Sans compter les portraits de Tkfstmbdhz et de Straccinati.

Biélodico-harmomco-symphonico-mDsicologiqae.

1er Avril 1850.

Nous venons d'entendre le premier concert humano-mécanique de l'incom- parable Dl> Puff. Il faudrait, pour rendre compte dignement de cette solennité , un style entraînant comme Mozart et majestueux comme Gluck. Grâce à cette invention admirable , les rhumes , les extinctions de voix , les bronchites n'existent plus. La voix des ténors , basses , barytons , soprani , contralti , est à l'abri de tout accident; les instruments mus par la vapeur produisent des effets d'une justesse surprenante , les grands compositeurs de l'époque ont enfin trouvé des interprètes à la hauteur de leurs mélodies. Dans ce siècle de progrès,

la machine est un homme perfec- tionné.

Nous renonçons à décrire l'enthou- siasme soulevé à chaque morceau par les virtuoses du Dl* Puff. Son orchestre peut défier ceux de tous les conser- vatoires de l'univers. Dans le grand diurne Rive droite et Rive gauche, Mlle Tender a attaqué le contre la de la contre-octave avec une plénitude de voix et de vapeur qui a enlevé les bra- vos de l'assemblée entière. Une jeune virtuose de vingt-deux mois six jours et une nuit , qui par modestie a voulu garder l'anonyme , a exécuté sur la harpe vaporéenne les variations les plus difficiles sans sortir un seul moment

LA RHUBARBE ET LE SÉNÉ.

23

01 p eL^tca^Uv^C i/o cJCrwoVv^t

Nous donnons aujourd'hui comme prime à nos abonnés les portraits de quelques-uns des exécutants avec fac- similé de leur écriture, et divers mor- ceaux inédits de leur composition.

Un accident a marqué la fin de ce concert. Dans le feu d'artifice en , au moment la fugue se termine

smorzando par une mélodie douce et rêveuse , un ophicléide , trop chargé d'harmonie, a éclaté subitement comme une bombe lançant des noires , des blanches, des grupeiti de notes aiguës, de croches, de doubles croches; des nuages de fumée musicale et des flammes de mélodie se sont répandus

24

LA RHUBARBE ET LE SENE.

Des mesures sont prises pour qu'un pareil accident ne se renouvelle plus, Le Dr Puff, qui prouve par son double caractère qu'Esculape est fils

d'Apollon , a prodigué à tous les assistants les soins de son art avec un

désintéressement au-dessus de tout éloge.

Voilà des hommes qui passent leur vie à faire mille contorsions sur la croupe d'un cheval ; des femmes qui mettent leur gloire à sauter une cravache , à passer à travers un cercle de papier huilé, à faire le grand écart en tunique de gaze et en maillot couleur de chair, le tout sur les paroles suivantes : Houp ! houp! houp ! ou : Hop ! hop ! hop ! avec accompagnement de cymbales et de grosse caisse !

Dieux! que les hommes sont petits!

( Chanson i-ohilairk. )

Les belles imprécations de l'antiquité , y compris celles de Camille, n'ont rien de supérieur à l'éloquente apostrophe sortie de la bouche de Hahblle abandonnant la terre. La rapidité de son ascension ne saurait être comparée qu'à la rapidité de sa parole. Les objets qui frappaient ses yeux ne servaient qu'à augmenter la force de ses improvisations lyriques. En ce moment il vient d'arrêter son ballon au- dessus d'un cirque. Ne croyez pas que ce soit pour mesurer l'espace qu'il vient de franchir ; c'est pour lancer contre les hommes en gros , et les écuyers en détail , une nouvelle tirade.

f

A peine avait-il terminé, qu'un coup de vent fit incliner son ballon à gauche. Il planait au-dessus de la terrasse d'un jardin, dont on peut lire la description dans une foule de romans plus ou moins amusants. Un jeune homme et une jeune fille causaient à voix basse et de fort près sur cette terrasse. Un homme, père, oncle ou tuteur, longeait sour- noisement le chemin serpentant au bas du mur. Hahblle souriait des vains efforts qu'il lui voyait faire pour arriver à

26 LA TERRE EN PLAN.

temps , lorsque tout à coup , au moment le jeune homme et la jeune fille vont se donner le baiser d'adieu, l'infortuné néo-dieu reconnaît sa cousine Gertrude , pour laquelle il a composé des romances palpitantes de tendresse. C'est alors qu'il comprit pour la première fois qu'un dieu pouvait aimer et souffrir comme un simple berger. Il voudrait hâter la marche de son vengeur, il voudrait voir sa colère et son parapluie s'appesantir sur un odieux rival; mais bientôt il sent le besoin de sauver sa dignité et il reprend majestueu- sement son ascension, non sans jeter à l'écho des nuages ces mots douloureux : « Ah ! Gertrude , Gertrude ! »

I

Malheureux enfants! Malheureux chiens!

Voir l'épigraphe précédente.

N\. \Uv\\\)YU «d w o\wvou %\vt Va ^Vom, d toc/umYU etVU J^ç» octaux

sux VVvumtimU.

Notre divin aéronaute , en passant ainsi au-dessus des rues, des maisons, des faubourgs, eut à subir une foule de spectacles gratis et peu divertissants; il arrêta, malgré lui encore, la vue sur un ballet en plein vent dansé par de jeunes Savoyards et de vieux barbets. •< Malheureux enfants! malheureux chiens! dit Hahblle, voilà pourtant à quoi l'homme emploie votre jeunesse, votre grâce, votre fraî- cheur! L'innocence, la vieillesse, les caniches, il faut que tout serve à ses plaisirs ! Décidément je renonce à m' occuper de lui. » Cette résolution n'empêcha point Hahblle de de- mander à un merle qui passait ce qu'il pensait de l'homme.

L'homme, siffla le merle, est un être plat. Il nous déteste, et il passe sa vie à envier notre vol. Il meurt de chagrin de voir que les ailes qu'il se fabrique fondent au soleil. Voilà mon opinion sur l'homme.

30

A VOL ET A VUE D OISEAU.

Ilahblle fit la même demande à une grue.

L'homme , croassa la grue , est un être très-plat. Il essaie en vain de nous imiter. Il court après notre rapidité locomotive , et il est jaloux de ce que notre aile va plus vite que ses chemins de fer.

Une alouette lui vocalisa cette réponse :

L'homme est un être excessivement plat. La perfec- tion de mon chant fait son désespoir. Qu'il soutienne donc comme moi une cadence ; qu'il lance ses notes de la terre au ciel , et chante un solo au milieu des rayons du soleil levant. L'homme est envieux et impuissant : voilà ma pensée.

Un jeune rossignol lui gazouilla dans le même sens son opinion sur l'homme.

Les oiseaux ont raison , se dit Hahblle , je partage entiè- rement leurs vues élevées, et je n'ai jamais mieux compris sa platitude qu'à présent. Il inscrivit ces consolantes pensées sur un feuillet de son album , résolu à le confier au premier oiseau de passage qu'il rencontrerait. Un canard qui se rendait en Europe pour s'y faire traiter d'une maladie de foie, voulut bien se charger de son pli.

J'aperçois sous moi, poursuivit Hahblle, cette colonne

A VOL ET A VUE D OISEAU. 31

surmontée d'une statue de la gloire. Cochers, porteurs d'eau, duchesses , revendeuses , grands seigneurs , gens du peuple , tout le monde circule autour du monument ; entre la colonne, haute de cent pieds, et les hommes, je n'aperçois aucune différence ; tous me paraissent avoir le même niveau.

Du point de vue je suis placé, la gloire n'est (pie r égalité du néant.

Satisfait de cette définition , Hahblle reprit son vol vers le soleil.

32 A VOL ET A VUE D OISEAU.

Ses yeux , se reposant une dernière fois sur la terre , virent l'asphalte d'un boulevard célèbre inondé de fiacres, de car- rosses, de voitures chargées de masques. Un bruit de cris dis- cordants, de clameurs confuses, s'éleva jusqu'à lui. Il voulut s'éloigner de ces scènes si tristes à l'œil d'un philosophe ;

mais un calme plat retint son ballon. Il mit ce contre- temps à profit pour continuer son journal; il jugea cepen- dant à propos de taire à son dieu en chef l'histoire de Gertrude ; et c'est à l'indiscrétion d'une linotte que nous devons la révélation de cet épisode , qui démontre que toute chose, même vue de haut, peut avoir ses inconvénients.

LE CARNAVAL M BOUTEILLE.

Tout est dans tout.

(Dk.ws , Traité d'Éducation à l'usage des Ecoles mutuelles de Syracuse. »

L'infini de la mur plaît à l'infini de la pensée.

( l'.U I. DIS KOCK.)

L'habit fait le moine,

( l'KN'fcE dk Pascal, restituée par M. Cousin )

NU. T)ouV ou m com\mwA\\i V\ça\ Va mas%\U c^t« \A\v% Uw\V, d Vou wçw&oit c^u&aut Vç, i^me. »U Va ^\v\Voso^\vu iVu ^mumuat , ^o\v\* \am %u\U a Va ^wVoso^Vu VWsVo'm.

Puff était trop néo-dieu pour ne pas savoir que rien ne s'use plus vite que le succès; aussi songeait-il déjà à inventer quelque chose qui pût remplacer avantageusement ses musiciens fondus. Il se promenait donc sur les rives de l'océan , en proie à mille idées contraires , et sentant dans son cerveau , qu'on nous passe cette métaphore , le flux et reflux qu'il voyait à ses pieds ;

Quand soudain , sur le dos de la plaine liquide ,

il aperçut une bouteille qui semblait appeler à son secours.

H

84 LE CARNAVAL EN BOUTEILLE.

Le docteur eut assez d'humanité pour regretter en ce moment de n'être pas chien de Terre-Neuve. La bouteille continuait cependant à faire des signaux de détresse. Heureusement une vague plus forte la souleva et la fit échouer sur le rivage.

En s'approchant de la naufragée pour lui donner les soins que réclamait son état, Puff lut l'étiquette suivante que la bouteille évanouie semblait presser contre son cœur :

Je prie la personne qui me trouvera de me faire parvenir le plus tôt possible à celui dont voici l'adresse :

cwtout.

Le souvenir de Krackq et de ses promesses marines se présenta alors à l'esprit de son associé. Il prit la bouteille dans ses bras , et rentra chez lui en s' écriant : Est-il possible ! Serait-ce lui \ En croirai-je mes yeux ? et autres exclamations qu'on emploie quand on veut faire semblant de douter d'une chose certaine.

LE CARNAVAL EN BOUTEILLE. 35

C'était possible ! c'était lui ! c'était Krackq qui écrivait à son ami. Dans un étui attaché au cou de la bouteille , était l'enfermé un manuscrit que nous allons mettre sous les yeux du lecteur, impatient sans doute d'avoir des nouvelles de son ancienne connaissance le professeur de natation.

Motwxs, floculation. £o\$. Œoiwtoératiotw générait*.

« Je ne puis savoir au juste combien de temps j'ai mis à opérer mon plongeon ; je présume cependant que la tête que j'ai piquée a duré trois jours. Je me suis beaucoup ennuyé dans les vagues intermédiaires. Un banc de harengs m'a longtemps fermé le passage. Après l'avoir mis en déroute, je me suis reposé de ma victoire sur un banc d'huîtres , j'ai déjeûné. J'ai immédiatement repris mon plongeon, et le matin du troisième jour j'étais parvenu à cinq mille pieds au dessous du niveau des baleines. J'ai pris terre sur un lit de sable fin, et j'ai essayé de réparer le désordre de ma toilette. J'ai eu beaucoup de peine à démêler ma chevelure, à laquelle s'étaient attachés un grand nombre de mollusques et de coquillages de tous les genres. Cette opération était à peine terminée , que les habitants des régions humides sont venus en foule autour de moi me faire toutes sortes de gri- maces ; j'ai su depuis que la mer célébrait son carnaval, et que la licence du moment autorisait ces manières peu polies.

« Autant que j 'ai pu m'en convaincre jusqu'à ce jour , le fond de la mer est peuplé comme la terre ; les révélations mytho- logiques au sujet des Néréides nous avaient déjà fait entrevoir cette vérité. Seulement il n'y a plus de dieux dans l'océan;

Le Cortège sortira des riches élables de M. Fricandeau pour se rendre chez les autorités maritimes constituées. Indépendamment

\ . Lièvre faisandé.

2. Oie en matelolte.

.1 Homard saiimonné.

i. Perdreau à queue d'éemisse.

.'). Bécasse crapaudine.

6. Sarcelle en brochet.

7. Escargot-tortue. H. Grenouille lartarc.

des nourrisseurs , éleveurs, conducteurs, acheteurs, dépeceurs, mangeurs, etc., etc., le cortège sera composé comme ci-après :

9. Hure de poularde truffée.

10. Cochon-dinde rôti.

1 1 . Canard aux olives.

12. Chevreuil à la crclc de coq.

Attendu le poids de l'animal , toutes les rues que traversera le ( orté^e seront à triple rang de pavés.

Le Bœuf (iras parcourra l'avenue Périgord, la place d'Ostende, la rue de Champagne, l'impasse Pithiviers; il fera une station an square Pudding, une antre devant le château des ândouiHerics, et une troisième devant la maison du président de l'Institut Culinaire, grand'cron de l'ordre du Cordon-Bleu.

M. Jambonneau, un des principaux nourrisseurs marins, qui pour la vingtième fois a l'honneur de diriger celle promenade , a

voulu la composer celte année d'une façon entièrement nom elle. Le char dans lequel il suivra son élève sera entièrement incrusté de nacre. Les guides seront tenues par le dieu Cornus; Neptune et Âmphitrite occuperont la banquette du fond; les portières seront gardées par une escorte de Naïades et de Tritons.

Les personnes qui désireraient avoir un beefsteack du Bœuf (iras sont priées de se faire inscrire au restaurant de II. Aloyau père, à l'enseigne du \Vv\v\ Va >UuU , dont les labiés sont servies depuis sept heures du malin jusqu'à minuit.

LE CARNAVAL EN BOUTEILLE. 87

Protée est mort depuis deux mille ans , et Téthys est tombée en enfance ; si le soleil s'obstine à partager sa couche , c'est par suite d'une fidélité qui honore son caractère de mari.

« Les mœurs des animaux sous -marins m'ont semblé extrêmement douces. Ils ne se querellent point entre eux, et sont gouvernés par leur instinct qui les porte à se manger parfois les uns les autres. Ma présence n'a paru nullement les alarmer , quoiqu'un poisson volant leur ait appris que j'étais un homme.

« Je ne puis encore évaluer la population de ces contrées. Leur religion me paraît se rapprocher du néo -paganisme ; toutefois j'ai vu parmi eux des poissons à mitres d'évêques. J'ai été brusquement interrompu dans mes observations par une bande de conques, de buccins, qui s'est élancée en faisant retentir l'air de ses acclamations. Un immense cortège a défilé devant moi; c'était celui du bœuf- gras, dont on trouvera ci-joint l'ordre et la marche. Par une combinaison que j'ai trouvée pleine de goût et de sel, il avait pour escorte une cavalcade d'animaux déguisés en ce que la gastronomie offre de plus succulent à l'appétit des hommes. Ce bœuf sortait des pâturages du vieux Nérée, l'ancien éleveur des troupeaux de Neptune.

» Comme il faisait jour, des flambeaux éclairaient le passage du cortège. A la nuit tombante, l'aurore a com- mencé à paraître. Alors tout le monde s'est rendu au bal; il avait lieu dans une grotte d'azur aux murailles de nacre , dont les stalactites illuminés par les rayons réfractés du soleil brillaient comme autant de girandoles d'or. Les

Une jeune brebis forl tendre ouvrit le bal avec une panthère sur le retour; ce couple, valsant h peine du bout des pattes, captiva longtemps mes regards. Un quadrille délirant composé de singes et de guenons coiffées à l'épagneule fut e\écuté ensuite et suivi d'un menuet plein de grâce et de modestie. In renard faisait les yeux doux à une poule. Une perdrix coquette tenait en arrêt sous son coup dVil fascinateur un braque amoureux.

LE CARNAVAL EN BOUTEILLE. 39

animaux étaient travestis de la façon la plus simple et la plus pittoresque à la fois. Dans une galerie peu éclairée, un ours poursuivait une limande pour lui demander son adresse ; un lièvre hors de lui attaquait une lionne qui osait à peine lui résister ; une gazelle traînait par les cheveux un lionceau , son amant, qu'elle venait de surprendre en tête-à-tête avec une levrette de l'Opéra. Le mouvement, la joie, la folie étaient partout, même chez un corbeau en domino noir, qui promenait de groupe en groupe ses lazzi et ses bons mots.

LE CARNAVAL EN BOUTEILLE.

« Un immense hurrah annonça la fin du bal. On aurait pu se croire en pleine terre. Ebahissements , assoupissements, épanouissements , évanouissements , rien n'y manque. Les gardiens de la pudeur publique et aquatique regardent d'un œil tolérant cette danse qui n'a pas de nom chez les animaux , et qu'exécute un canard adolescent avec une souris chat-huant, etc. , etc. Jamais je ne me suis tant.... »

Ici Puff interrompit sa lecture en s'écriant : Eurêka!.

ET

TRAVESTISSEMENTS DE CARACTÈRE.

Je te connais!

Un domino kosk.

Mets ton masque et je te dirai qui tu es.

Salomon, Proverbes.

Toutes les bêtes sont des hommes plus ou moins déguisés, et tous les hommes sont des bêtes plus ou moins travesties.

Im&wcViOAY tVwu lU^nm eu Le. AmUm Yu\\

'wmuU Vtv ^\v\Voso^\vu »Uv &fc$u\%e,mwft\ ^ouv \tmç, savyU tv ^VàYo&o^Vvw \*

Puff voulut cependant terminer la première partie du manuscrit de Krackq : il continua donc sa lecture.

« amusé. Je commençais, s'il faut dire la vérité, à

éprouver le besoin d'un peu de repos. J'allais demander l'adresse d'une hôtellerie l'on pût me recevoir à pied et à la nuit, lorsque j'entendis auprès de moi de jeunes hannetons qui parlaient de se rendre à un autre bal donné , à quelque distance de celui-ci, par des animaux de dis-

6

42 CARACTÈRES TRAVESTIS

tinction. Je voulus voir en quoi consistait L'aristocratie sous- marine; la curiosité me prêta des forces, et je suivis mon guide.

« Le contrôleur , vieux requin , me laissa passer sans me demander ma carte d'entrée et en me suivant d'un regard d'admiration. Enorgueilli par ce succès, j'entrai la tête haute ; aussitôt des groupes nombreux se formèrent autour de moi ; la foule circulait à mes côtés , avide de contempler mes traits et mon visage. Evidemment je faisais sensation.

« Je n'en fus point étonné. Une seule chose me surprit , et me jeta dans une étrange perplexité. Avais-je devant les yeux des hommes déguisés en bêtes, ou des bêtes masquées en hommes! Mon incertitude ne cessa qu'à la fin du bal, lorsque je vis un rat quitter son masque pour avaler un sorbet au marasquin.

« L'aristocratie avait modifié le principe du déguisement : les animaux , au lieu d'échanger leur physionomie contre celle d'autres animaux, avaient emprunté des masques humains. J'eus alors le secret de mon succès ; on me prenait pour un animal, et l'on admirait l'exactitude de mon tra- vestissement. Un lézard, plus curieux que les autres, se glissa même vers moi pour me demander l'adresse de mon costumier.

« Quelques oiseaux s'étaient contentés de mettre un faux nez. Ils n'en étaient pas moins méconnaissables.

« A mon entrée, le bal était des plus animés. La salle, creusée dans une roche de cristal, retentissait sous les pas des danseurs ; le plancher de verre oscillait à chaque instant.

BAL MASQUÉ.

ET TRAVESTISSEMENTS DE CARACTERE. 43

Eléphants-sylphes, polichinelles-scarabées, ours, levrettes, boucs, vautours se livraient à toutes les joies de la danse avec une telle furie que la grotte craquait à chaque instant , comme le pont d'un vaisseau prêt à se briser. Un moment la mêlée et le bruit furent tels , qu'un oison effrayé s'enfuit en laissant tomber son chapeau de Pierrot ; je jugeai à propos de le suivre, et j'allai retirer ma canne et ma pipe au contrôle. Bien m'en prit, car je sus le lendemain que la salle s'était écroulée. Je dus mon salut à ce digne descen- dant des sauveurs du Capitole.

« Le temps me manque pour coordonner mes réflexions ; cependant je ne puis m' empêcher de faire les remarques suivantes : Y a-t-il des hommes dans les contrées que je parcours! ou bien les animaux se sont-ils procuré ces mas- ques à la suite du naufrage de quelque navire? Double question que je compte soumettre ù trois académies. »

Enlevons au prétérit eurêka son masque grec, et rendons -nous compte des motifs qui ont engagé Puff à pousser cette ambitieuse exclamation : J'ai trouvé !

Puff venait de parcourir le dernier paragraphe du manus- crit de Krackq. Il avait pu se convaincre qu'en ces jours de folie qu'on nomme le carnaval , le délire des animaux n'avait rien à envier à celui des hommes. En jetant un coup d'œil sur les dessins que Krackq lui envoyait comme pièces justificatives de ses assertions, Puff* trouva ce que nous allons dire.

Il trouva que l'homme ressemblait moralement aux ani-

44 CARACTÈRES TRAVESTIS.

maux qu'il avait sous les yeux. L'homme, se dit-il, se croit un et il est toujours deux; sa physionomie et son caractère se livrent une guerre perpétuelle. Je veux me servir de cette lutte pour renouveler la face du carnaval.

Le même jour on vit l'enseigne suivante briller au-dessus d'un des magasins de la ville :

POFF, COSTUMIER MORALISTE ET HUMANITAIRE.

En même temps il fit distribuer le prospectus qu'on va lire.

liiiiiiiiiii

PHYSIOLOGIQUES.

Le masque s^ra désormais une vérité.

Ordonnance de Polire pour les jours gra*.

Le masque a été donné à l'homme pour faire connaître sa pensée.

Attribué à Talleyrand.

PROSPECTUS-SPECIMEN.

Il y a longtemps qu'une voix éloquente l'a dit, les masques s'en vont! le domino tombe en loques, le Pierrot est dévoré par les vers, la rouille s'est mise à la lyre du troubadour.

Dandysme el pétrin fîrandisson-Sacaire. Bases diplomatiques.

Conviction et Arlequiiiade. La morale d'^ourd'hui. Xolre-Bamc de Lorelte el l'Opéra.

DÉGUISEMENTS PHYSIOLOGIQUES . 17

Le carnaval se meurt! Le carnaval est mort! Il s'agit de le ressusciter, mais en le moralisant.

Qu'est-ce que le bal masqué !

Un panda?monium d'oripeaux , un cataclysme en gue- nilles , un océan sur lequel gronde une tempête de mots incompréhensibles et de clameurs confuses.

Il faut éclairer ce chaos, éteindre cette tempête.

L'intrigue de bal n'existe pas plus que la comédie d'in- trigue. Il s'agit de combler ce vide.

Pour arriver à ce résultat, je renouvelle la face du cos- tume, je donne une signification, une valeur morale au travestissement. Autrefois on disait à quelqu'un d'une voix de serinette:

« Je te connais ! tu demeures en lace d'un vitrier ! tu t appelles Balichon ! »

Il fallait une prodigieuse quantité d'esprit pour se livrer aux joies du carnaval ; aujourd'hui ces plaisirs sont mis à la portée des intelligences les plus vulgaires.

Avec mon système, on ne devinera pas seulement le domicile des individus, mais encore leur sexe, leur carac- tère; l'intrigue s'élèvera à la hauteur de la psychologie. Le bal masqué deviendra un cours complet de philosophie. Plus l'homme sera déguisé, plus il se fera connaître. Mes déguisements sont doubles comme le cœur.

48 DÉGUISEMENTS PHYSIOLOGIQUES .

Le néo- carnaval changera en école de mœurs une des fêtes les plus compromettantes du monde , et la postérité me bénira pour avoir fourni des travestissements complets et philosophiques au prix de 10 fr. 50 c. par soirée.

On ne reprend pas les habits tachés.

&vf M^MMÏSH MW>ÏÏ ®HS5ÏPëOT.&IB!LIIl DU® 23)51

DES MARIONNETTES.

Dans le pays des Marionnettes les Pantins sont rois.

Chablks Nodieb.

La pirouette prend tout l'homme, depuis le cerveau jusqu'à la plante des pieds

Vesiius.

W. Dowl ou u\vum Vtx\A\avv\ou t\\vç, ^Vui

Fatigué de demander aux oiseaux leur opinion sur les hommes, Hahblle s'était endormi laissant son ballon flotter dans l'espace. Au bout d'un certain temps (une minute, à moins que ce ne soit un an), il sentit un choc violent imprimé à sa nacelle , et il se réveilla , non point en plein infini , comme il s'y attendait, mais sur le toit d'une maison.

Serais -je retombé sur la terre! s'écria-t-il en jetant un regard d'effroi autour de lui. Ce qu'il voyait n'était guère fait pour calmer ses appréhensions. Du haut de l'observa- toire que lui avait ménagé le hasard , il aperçut des rues , des magasins , des flâneurs , des voitures , des étalagistes , tout le personnel en un mot d'une ville. Il essaya de s'élever de nouveau ; mais l'accroc reçu par son ballon rendit l'ascen- sion impossible. Il comprit qu'il fallait se résigner à mettre en panne pour radouber son navire aérien, et, par une taba- tière laissée ouverte sur le toit, il pénétra dans la maison.

C'était un logis comme tous les logis. Il descendit jus- qu'au premier étage sans rencontrer personne. Il continua

50 LE ROYAUME DES MARIONNETTES.

sa marche jusqu'à la loge du concierge. Là, il vit un homme assis dans un grand fauteuil, et tenant un cordon de son- nette à la main. Dans cette loge régnait un ordre admi- rable et la plus complète immobilité. Un chat dormait sur la cheminée sans que son poil bougeât seulement; des charbons luisaient dans lâtre, et cependant n'échauffaient pas. Hahblle s'approcha du portier pour lui demander des indications sur le lieu il se trouvait ; le vigilant gar- dien baissa deux fois la tête par un geste bref et saccadé, fit mouvoir ses yeux avec une rapidité et une précision étonnantes, et retomba dans son immobilité. Hahblle, malgré tous ses efforts, ne put obtenir d'autre réponse. Impatienté, il se dirigea vers la porte, qui céda tout de suite sous la pression de la main , et se referma d'elle- même, après lui avoir livré passage.

Il pénétra dans une rue, au bout de laquelle il vit un grand édifice en bois sur lequel était écrit le mot

Il n'y avait ni bureau, ni vestiaire, ni contrôle; il entra dans une salle vide, et s'assit sur une banquette il n'y avait personne. Tout à coup dix-sept mille becs de gaz écla- tèrent comme par enchantement. Alors dans une avant- scène splendide il aperçut un pantin qui frappa deux fois dans sa main en criant : « Commencez. »

La toile se leva. Aux écharpes de gaze, aux maillots cou- leur de chair, aux nuages retenus par des ficelles, Hahblle reconnut qu'on allait jouer le ballet des Amours de Vénus.

PAS DE TROIS.

52 LE ROYAUME DES MARIONNETTES.

La scène s'ouvrit par un pas de crabes ; les nymphes étaient des souris, et les cy clopes des scarabées; ils exécutèrent la danse des marteaux, et le premier acte finit.

Hahblle fit ce que tout le monde aurait fait à sa place, il sortit pour prendre l'air et des renseignements. Comme il mettait le pied sur la place publique, il aperçut le pantin de l'avant-scène, qui changeait les verres placés derrière un énorme transparent ; aussitôt le clair de lune remplaça le clair de soleil.

En même temps il vit venir à lui un homme dont toute l'occupation consistait à appliquer son lorgnon sur son œil, et à le faire descendre ensuite. Tous les mouvements de cet individu paraissaient réglés par quelque mécanisme intérieur. Monsieur veut-il bien me faire l'honneur de me dire dans quelle ville je suis descendu! lui demanda Hahblle. L'individu continua son chemin sans même tourner la tête.

Notre voyageur commençait à trouver les habitants de cette cité inconnue fort peu ferrés sur les devoirs de la civilité puérile et honnête. Il examina avec plus d'attention les objets qui l'entouraient. La place publique était ornée d'une fontaine ; mais l'eau qui en coulait était en verre et se mouvait comme le jet d'une pendule à ressort. Des voitures circulaient; mais elles ne dépassaient pas une certaine distance, et parcouraient toujours le même chemin.

L'individu au lorgnon entra au théâtre. Hahblle le suivit, jugeant que l'entracte devait être fini. Cette fois il trouva la salle toute peuplée. Des femmes élégantes agi-

LE ROYAUME DES MARIONNETTES. 53

taient leur éventail ; celles-ci souriaient perpétuellement , celles-là portaient alternativement leur téte de droite à gauche. Parmi les hommes , les uns bâillaient , les autres dormaient sur leur coude, ou se penchaient du coté de leur voisin.

Ce qu'il y avait d'étrange dans tout ceci , c'est que chaque spectateur répétait toujours le même geste et gar- dait la même position qu'il avait prise.

Le pantin frappa encore dans ses mains, et le spectacle recommença. Si Hahblle se fût souvenu de l'Apocalypse, il n'eût pas manqué de rendre compte de la manière suivante de ses impressions :

« Incontinent je fus ravi en esprit, et j'aperçus une danseuse qui dansait; elle était vêtue de madapolam garni de clinquant, elle avait des ailes de papier argenté et une couronne de similor.

« Il y avait au bas du théâtre des stalles , des trônes de velours d'Utrecht, et sur ces stalles et sur ces trônes on voyait des paires de mains sans yeux, sans esprit et sans goût. La première paire de ces mains était comme des gants jaunes; la seconde ressemblait à des pattes humaines ; la troisième était des mains de crabes ; la quatrième des battoirs de chair et d'os ; les autres étaient des bouteilles vides et des verres de cristal.

« Autour du théâtre s'élevaient des cœurs enflammés de vieillards, des plumes d'argent et des encensoirs. 11 y avait aussi au bas du théâtre des animaux invisibles ; le premier ressemblait à un âne qui brait , le second à un veau qui pleure, l'autre à un lion qui fume.

54 LE ROYAUME DES MARIONNETTES.

A peine cette vision, car évidemment c'en était une, eut- elle passé devant ses yeux, que Hahblle vit arriver une autre danseuse; celle-là avait un buste de sapin, des bras de

carton-pierre et des jambes de liège. La salle se peupla subitement d'individus à barbe et à moustaches qui criaient : « Bravo ! Vive la cachucha ! »

LE ROYAUME DES MARIONNETTES. 55

Le petit pantin assis dans sa loge fit entendre un brrrttt qui voulait dire : Très-bien.

Vint ensuite un homme dont les jambes et tout le corps

étaient en bourre et en coton. Celui-là n'obtint pas un grand succès ; mais quand parurent deux danseurs à ressorts articulés, l'enthousiasme ne connut plus de bornes. Le pantin sauta à califourchon sur le rebord de sa loge en s'écriant : » Admirable! c'est absolument comme là-bas. »

56 LE ROYAUME DES MARIONNETTES.

Aussitôt la salle se vida, les becs de gaz s'éteignirent; Hahblle mit le pied dans la rue déserte. Je donnerais , se dit-il, mon titre de dieu pour savoir je suis et l'heure qu'il est. Encore si j'avais du feu pour allumer mon cigare! fumer, c'est réfléchir. Justement un homme passait avec une lanterne. Hahblle lui demanda l'heure ; point de réponse. Il voulut approcher son cigare de la lumière, et s'aperçut avec terreur que ce feu n'était pas du feu.

09 Ni

Aux armes, Cornichons !

Nouvelle Marseillaise.

« Ton sublime manuscrit m'est parvenu sans avarie, et ta bouteille sans fêlure. Tu trouveras ci-joint le mémoire que j'ai adressé à l'Académie sur tes découvertes, ainsi que le récit exact de ce qui m'est arrivé depuis ton plongeon. Je t'engage à lire attentivement ma dissertation sur les races sous-marines, je développe tes opinions sur l'existence d'une race particulière qui a connu les traditions de l'anti- quité, ou plutôt qui leur a donné naissance. Les Tritons, les Néréides sont des échantillons d'espèces existantes et qui ne sont que momentanément perdues ; la constatation de ce fait nous fera le plus grand honneur sous le rapport de la science.

« J'achève en ce moment la liquidation de ma maison de Déguisements Physiologiques, elle s'annonce sous les aus-

8

5,S ONE RÉVOLUTION VEGETALE.

pices les plus favorables; c'est une idée excellente et que je te dois ; les bénéfices déjà réalisés m'ont permis de passer assez grassement les jours gras. Je cherche maintenant une opération nouvelle pour passer le carême ; mais comment songer à ses intérêts particuliers en présence des maux qui menacent l'humanité?

« Un règne tout entier de la nature se révolte : voilà l'affreuse nouvelle que j'avais à t' annoncer.

« Tu connais mon amour pour l'horticulture, délassement de toutes les grandes âmes : j'ai sur ma fenêtre deux rosiers du Bengale et un basilic. Grâce à mes études approfondies sur les poètes orientaux, le langage des fleurs et des plantes m'est familier. Comme je m'approchais de mon jardin suspendu pour observer les effets du printemps qui s'avance, j'ai surpris le secret d'une conspiration dont le zéphyr colporte le mot d'ordre d'un calice à l'autre ; les fleurs ne pouvaient choisir un complice plus zélé.

« Il s'agit d'une levée de corolles et de pétales contre 1 homme. Le parterre et le potager se donnent la main , le vase et la cloche bientôt sonneront l'alarme ; l'esprit de révolte s'est glissé au milieu de toutes les étamines ; le soleil et la vengeance animent tous les pistils. L'artichaut prépare ses pointes en silence ; le melon se fabrique une armure à l'épreuve du couteau; j'ai entendu un chœur de concombres qui conspiraient en chantant l'hymne révolutionnaire :

Nous entrerons dans la carrière , Quand nos aînés n'y seront plus.

UNE REVOLUTION VEGETALE. 59

« J'ai fait une tournée dans la campagne pour herboriser quelques nouvelles ; un frissonnement caché parcourait les plates-bandes d'oseilles ; une rumeur sourde circulait de la laitue à l'épinard et du céleri à la chicorée. Les con- spirateurs n'attendent plus que le signal.

« Une sensitive, ennemie jurée des émeutes, et une immortelle, conservateur et partisan dévoué du statu quo , m'ont révélé tous les détails du complot. C'est une plante de rien, une tige sortie des rangs les plus infimes de la bota- nique, le chardon en un mot, qui s'est mis à la tête de la révolution : il n'y a que les gens qui n'ont rien à perdre qui aiment le changement. Muni des renseignements néces- saires , je me suis rendu à l'endroit choisi comme point de

réunion par les chefs de la révolte ; , j'ai pu me convaincre que les plantes étaient organisées depuis longtemps en

LE RÉIE1L DES PLANTES.

UNE RÉVOLUTION VEGETALE. 6i

société secrète, se subdivisant en centuries, décuries, ventes et sous-ventes ; cette classification, aussi peu prévue par la police que par Linnée, m'a donné une haute opinion des forces des conjurés.

« Rien n'est dangereux comme un prolétaire éloquent ; le chardon l'a bien prouvé dans cette circonstance. L'assem- blée était au grand complet , toutes les classes du règne végétal avaient leurs représentants. Promenant ses regards sur tous les spectateurs, Catilina s'est levé, et a pris la parole en ces termes :

ARBRES ET ARBUSTES, PLANTES ET ARBRISSEAUX .

" Le moment est venu d'arracher la bêche , la hache et " la serpe des mains de nos éternels oppresseurs. Nous ne « voulons plus être taillables, rognables et corvéables à « merci. Plus de ces alliances monstrueuses qu'on nous » impose sous le nom de greffe. Le droit de greffage est « mille fois plus odieux , plus immoral , que celui de jam- « bage contre lequel l'espèce humaine s'est tant de fois « insurgée. ( Marques d'assentiment dans l'auditoire.) Pavots , « sortez de votre sommeil , on en veut à vos têtes ! « Pensées , soucis , secouez la molle rêverie dans laquelle «< vous êtes plongés ! Roses , œillets , marguerites, jas- « mins, laissez vos amours , quittez vos robes de fête « pour l'armure des combats, si vous voulez que l'homme

&2 UNE REVOLUTION VEGETALE.

" cesse de fabriquer avec votre sang d'impures essences « et d'odieux cosmétiques. Et vous, légumes, peuple « industrieux et fécond, souffrirez-vous qu'il vous arrache « vos enfants dès l'âge le plus tendre, pour les dévorer ■« sous le nom de primeurs? (Un ognon verse des larmes.) « C'est pour les premiers-nés de l'artichaut qu'a été » inventé le supplice de la poivrade et du beignet. - Ecoutez les cris des victimes qui vous demandent ven- » geance du fond de la poêle à frire. ( Frémissements. ) « Champignons naissants qu'on arrache à votre couche

«• paisible , au lieu du suc chéri des gastronomes , distillez « désormais un poison mortel ! Cornichons , l'homme ,

UNE RÉVOLUTION VEGETALE. 63

« non content de vous condamner au bocal à perpétuité , « calomnie votre intelligence! (Murmures au banc des cornichons.)

« Quant à vous, cantalous ! serez-vous toujours les melons « de la farce ? Le radis consentira-t-il à passer éternel- «• lement pour un hors-d'œuvre aux yeux de la postérité ? « Et le petit-pois ne se changera-t-il jamais , pour frapper « ses tyrans, en une balle saintement homicide l

» Non , les choses ne dureront pas ainsi ; l'indignation

64 UNE RÉVOLUTION VEGETALE.

« qui vous anime m'en est un sûr garant. Aux armes , « enfants de la race végétale! Aux uns l'immortalité du •< triomphe, aux autres l'immortalité du trépas. Le saule " pleureur versera quelques larmes sur notre tombe , et le « cyprès prononcera l'oraison funèbre des braves morts « pour la liberté ! »

« Là-dessus, rassemblée s est séparée dans le plus grand enthousiasme. Les asperges surtout avaient la tête montée, et les cœurs froids des citrouilles elles-mêmes s'étaient exaltés. Le tabac seul a gardé une attitude pleine d'indiffé- rence ; il n'a pas cessé de fumer sa pipe pendant toute la harangue du chardon.

« Si la discorde ne se met pas parmi les conjurés, c'en est fait de la cuisine. Mais déjà les cryptogames ont formé un parti sous la dénomination de politiques ; la guerre civile a commencé par une dispute mêlée de coups entre la canne à sucre et la betterave, dispute qui ne s'est terminée que par l'intervention ( tardive , hélas ! ) de la carotte.

« Que faire maintenant? Dois-je prévenir la société de ces menées qui tendent à saper la gastronomie jusque dans ses fondements! Non; il vaut mieux garder le silence, et chercher dès à présent une invention qui remplace les légumes.

«. Qu'en dis-tu?

« Mais j'oublie que tu ne peux pas me répondre, mon cher Krackq; hâte-toi cependant de me renvoyer ta bouteille, que je confie à la boîte aux lettres de l'océan. »

Inventer; c'est voyager.

Prince Pi ckler-Muskai .

Au mois d'avril plante tes choux , et méfie-toi de tes amis.

Mathieu Laknsbkrg.

d ^\ MU Vrès-VOM^ \>OM,tU^ sut ■tyW^MT.

Attila meurt étouffé dans son lit des suites d une indi- gestion , et l'empire du monde lui échappe ; un âne en passant broute un chardon , et les plantes sont obligées de rentrer sous le joug de l'homme : à quoi tiennent les révo- lutions !

Les réflexions philosophiques élèvent l'ame, mais elles ne nourrissent pas le corps ; Puff le comprit bien, lorsque, après avoir vu le chef de la révolte potagère broyé sous la dent d'un baudet, il se livra au rapprochement que nous venons de rapporter. A quelle industrie se vouera-t-il main- tenant qu'il ne peut plus compter sur le légume artificiel '! Puff songea qu'il n'avait point eu recours encore aux belles- lettres. Du potiron à la littérature, il n'y a qu'une tranche, se dit-il; les voyages sont à la mode, écrivons un voyage, cela me rapportera bien de quoi dîner. J'ai un titre ; pour peu que je trouve un éditeur, mon voyage est fait.

9

66 UN VOYAGE D AVRIL.

Quelques jours après , on lisait dans tous les cabinets de lecture le livre de Puff intitulé : Un Voyage tV Avril', nos lecteurs nous sauront gré de leur épargner les trente-cinq centimes que leur coûterait la location de cet ouvrage, dont nous allons reproduire au hasard quelques chapitres.

LES POISSONS D AVRIL.

On a peut-être trop vanté les cannes à parapluie ; les cannes à chemin de fer me semblent bien préférables en voyage. Quand on est fatigué d'aller trop vite, on ramasse sa route à ses pieds , on l'enferme soigneusement dans le tube préparé à cet effet, et l'on flâne tranquillement, son chemin de fer à la main. C'est ce que j'ai fait ce matin pour suivre plus à mon aise les bords fleuris d'une petite rivière qui n'est pas la Seine.

De méandres en rêveries, je me suis trouvé en face d'un barrage naturel d'où l'eau s'échappait entre les rochers pour retomber dans un bassin pur et limpide comme un lac. Masqué par un rideau de peupliers , je contemplais cette cascade dans le genre Watteau, lorsque des éclats de rire ont retenti à quelques pas de moi. C'est sans doute quelque Faune qui poursuit la Naïade de ces lieux, ne faisons pas de bruit, il s'agit de prendre la mythologie en flagrant délit.

Au lieu de Faunes, j'ai aperçu au sommet du rocher une

UN VOYAGE D'AVRIL. 67

bande joyeuse de poissons donnant un rude démenti au proverbe qui les représente muets. Est-ce que ces poissons réduits à l'état sauvage mangeraient leurs semblables \ me suis-je demandé avec terreur , en voyant la troupe écaillée armer ses lignes et les jeter dans l'eau, cette fois dans le plus grand silence.

A peine une minute s'était- elle écoulée qu'un jeune poisson rouge a retiré sa ligne , au bout de laquelle frétillait une petite femme qui avait déjà avalé plus qu'à moitié l'épingle de diamants, amorce perfide à laquelle elle s'était laissé prendre. Mes yeux se reportèrent vers le bassin ; il était rempli d'hommes et de femmes dont la transparence de l'onde me permettait de suivre tous les mouvements. Ils se dirigeaient avec rapidité vers les appâts qu'on leur ten- dait ; croix d'honneur, épaulettes, bourses d'or, ils avalaient tout avec une voracité déplorable.

Je m'aperçus alors que j'étais dans un bois enchanté : les feuilles des plantes étaient des écus, et les arbres portaient des lingots en guise de fruits. Je m'attendais à voir voltiger à l'entour des papillons et des oiseaux humains ; mais ma présence les effarouchait sans doute.

Au bout d'un quart d'heure, les poissons avaient terminé leur pêche ; ils remplirent leurs paniers, mirent leurs lignes sur leurs épaules, et bientôt l'écho ne m'apporta plus que le refrain affaibli de cette chanson :

Poisson , parle bas ; Le roi des mers ne t'échappera pas.

Voitures -Fauteuils et Voitures -Clochers.

UN VOYAGE D AVRIL.

69

COMME A LONGCH AMPS.

Des candélabres , des colonnes rostrales , des arbres asphyxiés par le gaz, de la boue et de la poussière.

Des badauds sur la chaussée, des voitures qui passent, les unes basses comme des fauteuils à quatre roues, les autres si élevées que le cocher qui les conduit ressemble à un coq sur le clocher d'un village.

Des robes de satin, des chapeaux de gaze, des coiffures extravagantes, des chaussures idem.

Un homme se laissant fièrement traîner par un chien en lesse qui porte écrit sur son collier : « J'appartiens à M. le comte Alcibiade de Terre-Neuve. »

70 UN VOYAGE D AYRIL.

Décidément je suis dans une capitale.

Mais dans quelle capitale? Voilà la question.

J'ai beau regarder à travers les stores des épuipages , je n'aperçois que des perruques ou des chapeaux sur des têtes de bois ; dans quelques-unes, des mannequins habillés avec le plus grand luxe et la plus grande recherche.

Il paraît que dans ce pays la mode est de se faire repré- senter dans les promenades publiques par des Sosies en plâtre, en bois ou en cire. On fait de l'élégance en effigie. Robes , coiffures , écharpes , diamants , tout ce qui résume la beauté , le luxe ou la réputation de la personne , est au rendez-vous ; elle seule est absente. On ne pouvait trouver un moyen plus ingénieux de poser sans fatigue. A quoi bon du reste la personne? On ne va que pour voir des habits. C'est en songeant aux solennités de la mode, que le pro- phète s'est écrié : Mannequin des mannequins, et tout n'est que mannequin !

Que vois-je sur la chaussée? Des brodequins qui se promènent , des cannes qui portent haut la tête en donnant le bras à des capotes ; des bottes marchent crânement le chapeau sur l'oreille : continuation du même système. Les tailleurs , les chapeliers , les bottiers , les modistes , ont trouvé le moyen de supprimer l'homme qui leur servait d'enseigne vivante. La réclame s'est simplifiée en se perfec- tionnant.

Après tant de mannequins, je trouve enfin un homme. Un inconnu s'approche de moi la cravache à la main, et me force d'admirer une amazone qui passe.

C'est la duchesse d'Alezan, me dit-il, la première des écuyères de son temps ; c'est elle qui a inventé une machine à double pression pour faire maigrir les grooms. Voyez sur le sien les résultats de son système. Elle monte Pichenette, issue de Chip of the OUI Block et de Lanterne Magique, son groom est sur Marionnette, fille de Mélodrame et de Napoléon. Il n'y a pas de chevaux plus nobles dans tout le Stud-Book. Voyez comme son encolure est hardie, son jarret vigoureux, son poil luisant; on ne saurait avoir plus de race et plus de grâce.

72 UN VOYAGE D'AVRIL.

Il faut que je sois dans une capitale excessivement civi- lisée ; les chevaux y font aristocratie. Assez de sport comme cela; quittons ce cicérone officieux et allons dîner.

TOUJOURS COMME A LONGCHÂMPS.

\YV. Q,u\ u\*V (\uç V su\U Aav ywtàwtâ c\\v\ \\\v \uv* Vwso\w ^Vt^X^wv^Vt .

Je sens que le beefsteack qu'on vient de me servir n'était qu'une ingénieuse application du caoutchouc à la nourriture humaine. Je ne suis pas sans inquiétude sur les suites de mon dîner. N'importe ! lisons les journaux, la politique aide à la digestion.

Garçon , un journal !

Le garçon m'apporte l'Echo des Boudoirs.

Mais c'est un journal politique qu'il me faut.

Le maître du restaurant me répond que le seul journal politique de l'endroit est l'Écho des Boudoirs, organe des conservateurs ; les radicaux viennent de fonder aussi une gazette , mais on ne saurait encore rien préjuger sur son avenir. Le maître du restaurant me fit connaître alors la constitution du pays dans lequel j'avais l'honneur de me trouver. Ici les plus grands poètes sont ceux qui font le mieux les rébus; les écrivains les plus lus sont ceux qui font des articles de modes; les hommes d'état sont des tail- leurs. Le système représentatif fonctionne au moyen de deux chambres qui sont appelées à voter sur tous les projets de robes et sur tous les patrons d'habits que présente le gou- vernement. Dans ce moment l'opposition venait de rem- porter un léger avantage au sujet des camails-paletots, dont

10

7 1 UN VOYAGE D'AVRIL.

l'adoption était vivement combattue par le ministère. Le pouvoir semblait bien près de lui échapper, si j'en juge par le premier-Longchamps de l'Echo des Boudoirs.

« L'opposition vient d'obtenir un triomphe dont les con- « séquences menacent l'état social tout entier. Déjà en sou- « tenant que nos dandys ne portaient plus que des palatines « à queue d'hermine, le parti radical avait laissé entrevoir « ses projets. Il s'agit de bouleverser l'ordre des costumes, « et de proclamer la promiscuité des vêtements. Des doc- « trines aussi subversives ne sauraient prévaloir ; les gens « de goût en feront promptement justice ; nous adjurons « tous les bons citoyens de se rallier à nos opinions.

« Le ministère est décidé à dissoudre les chambres et à » en appeler au bon sens du pays. Fermeté, courage, union, « voilà notre devise ; le camail-paletot ne sera pas ratifié « par la nation. Les sexes ne perdront pas les marques dis- « tinctives qui les caractérisent ; l'hydre de l'anarchie aura « levé en vain sa tête hideuse.

« Nous profitons de cette occasion pour annoncer à nos « lecteurs que les culottes écossaises sont toujours très-bien portées , et que le cosmétique dit à la Burgrave est le « seul breveté pour empêcher la chûte des cheveux et des » dents. »

A peine ai-je le temps de finir cet article qu'on m'apporte encore tout humide le premier numéro du journal de l'op- position. Voici ce que j'y trouve :

Camail— Paletot des magasins de M***. Pipe de la fabrique de Mme*** brevetée par S. M. la reine Pomaré.

UN VOYAGE D'AVRIL. 75

« Le pays a déjà prouvé de quel côté il se rangerait, si le » ministère était assez imprudent pour recourir à une disso- « lution. Les femmes adoptent le costume et les habitudes des hommes avec un empressement qui fait le plus grand « honneur à leur patriotisme. Nos élégantes ne se montrent « plus en public qu'avec des pipes de terre ou d'écume de « mer. N'est-ce point en effet d'où Vénus est sortie? Tout « fait présager que le camail-paletot remplacera le lourd et « incommode vêtement des hommes. Nous arriverons ainsi « peu à peu à cette égalité des sexes qui doit être le but de « toute saine politique.

« Nous saisissons avec empressement cette occasion pour « prévenir nos abonnés que les culottes écossaises sont « toujours très-mal portées, et que le cosmétique dit à la « Bar grave est plus que jamais breveté pour accélérer « la chûte des cheveux et des dents. »

Heureux Puff! me suis-je écrié en terminant ma lecture, tu manges du caoutchouc en guise de beefsteack, et tu vas assister à une révolution!

( Sera continué, )

DES MARIONNETTES.

Des goûts et des couleurs il faut toujours disputer.

Un Ocinzr-Vinot.

Le peintre, c'est le poignet!

Mirn m.-Anok.

W cl s\vy V tais Yfc(\\vd Aav \wv \\\%\ ywh <Yw

Hahblle ne put donc allumer son cigare , ce qui est excessivement désagréable pour un fumeur ; mais il aperçut le petit pantin qui remplaçait la lumière du transparent ; aussitôt il fit jour. Ce pantin m'a l'air fort intelligent,, pensa notre voyageur ; demandons-lui des renseignements et du l'eu .

Le pantin lit deux ou trois brrrttt et cinq ou six gam- bades. Hahblle, avec son intelligence ordinaire, comprit - que le pantin avait voulu lui dire : « Suivez-moi ! » Et il se mit à le suivre.

Ils entrèrent d'abord dans une salle assez vaste le jour pénétrait à travers des châssis. Des toiles, des vases brisés, des bustes en plâtre , un râtelier de pipes culotées , de vieilles armes et de vieux bahuts donnaient à cet appar- tement un air de ressemblance frappante avec un atelier. Hahblle aperçut en effet trois peintres qui balayaient leur toile sans paraître s'émouvoir de la présence d'un étranger.

Le premier, nonchalamment étendu sur un fauteuil, fumait en regardant le plafond; son pied seul se promenait sur la toile avec la rapidité et la sûreté de talon d'un maître consommé. En quelques pas, il eut terminé son tableau , qui renfermait plus de soixante figures.

A côté de ce pictoripède peignant à brosse abattue, le second artiste, surnommé par ses contemporains Brossenqueue , enlevait une bataille de quinze mètres avec un entrain qui lui laissait à peine le temps de se retourner pour prendre de la couleur avec son pinceau.

Le troisième peintre, que le petit pantin semblait considérer avec une attention toute particulière, n'avait qu'une patte; mais elle valait bien si\ mains. Il excellait dans le portrait, et se nommait Manopatte.

^8 LE ROYAUME DES MARIONNETTES.

Dans un atelier voisin, un peintre, h cheval sur son dada raphaélique , décalquait force jambes et draperies

sur de vieilles peintures. Évidemment c'était un grand maître, car il traînait une longue queue de disciples et d'apprentis.

LE ROYAUME DES MARIONNETTES . 79

Hahblle , portant ses regards vers une fenêtre de l'atelier qui donnait sur la campagne, aperçut deux paysagistes qui, pleins d'ardeur et exposés aux rayons d'un soleil non moins ardent, s'évertuaient à peindre une vaste étude de bouleaux.

Il apprit avec admiration qu'un de ces consciencieux artistes, s'étant imposé la tâche de reproduire un palmier dans ses moindres détails, avait vu trois fois fleurir et défleurir son modèle avant que cette œuvre de patience fût parachevée.

80 LE ROYAUME DES MARIONNETTES .

Il s'agissait pour tous ces peintres , travaillant comme des fourmis menacées d'un orage, d'avoir terminé leurs tableaux avant l'époque irrévocablement fixée pour l'examen ; et déjà la figure de leur juge leur apparaissait avec terreur dans son aveugle impartialité.

DES MARIONNETTES.

L'art ! oh l'art ' l'art est un sacdoce !

Eh quoi! se dit Hahblle , il y a donc des jurys partout! Ce conseil des quinze-vingts exerce son influence ici comme sur la terre ; il a droit de vie et de mort sur les œuvres d'art. Tribunal secret, personnification terrible, il prononce la déportation , l'exil , sans rémission et sans appel. Minotaure insatiable, il dévore peut-être deux ou trois mille tableaux par an. Pauvres artistes, que je vous plains !

En ce moment , une douzaine de tapissières , pour ne pas dire de tombereaux , pénétraient dans la cour du palais des Beaux-Arts. Les voitures de déménagement étaient pleines de chefs-d'œuvre. C'étaient les artistes à la mode qui attendaient le dernier jour pour faire leurs envois au salon. L'un d'eux, peintre officiel sans doute, avait ob- tenu la permission de faire démolir une des portes du Louvre pour donner passage à une de ses compositions. Ce grand artiste était habitué depuis long-temps à mesurer le génie à la toise.

82

LE LOUVRE DES MARIONNETTES .

C'était de tous côtés une cohue , un empressement , un tumulte extraordinaires. Gens de peine occupés à clouer la gloire des artistes , commissionnaires portant sur leur dos des hottes de chefs-d'œuvre, peintres rayonnant déjà de l'immortalité promise par les amis du feuilleton , in- fortunés courbés sous le poids d'un refus , badauds et critiques , curieux et marchands , chacun attendait avec impatience le moment de pénétrer dans le sanctuaire de l'exposition.

LE LOUVRE DES MARIONNETTES. 83

L'heure sonne ; aussitôt tout le monde se précipite , et Hahblle se trouve porté par la foule au milieu du salon carré.

Un de ses voisins avait laissé tomber son livret. Chose étrange ! le propriétaire , loin de se baisser pour le ramas- ser , continua son chemin sans même détourner la tête. Hahblle s'empara du cicérone broché , et y lut les indi- cations suivantes, qui se rapportaient toutes aux tableaux exposés dans le salon d'honneur.

EXPLICATION DES OUVRAGES

DE PEINTURE , SCULPTURE , ARCHITECTURE , GRAVURE ET LITHOGRAPHIE

Exposés au Musée royal

pour l'année présente, y compris les années précédentes et celles qui suivront.

LEBLANC (ANASTASIUS) , PASSAGE VlOLET, 6.

100 L'Ange de la Peinture implorant la miséricorde divine pour le jury.

vertchoux (Gaspard), rue des Poirées, 29. 200 Une églogue de Virgile.

Tityre, tu patulse recubans sub tegmine fagi , Sylvestrem tenui musam meditaris avenâ.

84

LE LOUVRE DES MARIONNETTES.

DUFLOT (Neptune), passage du Caire, 32.

410

Le passage de la Mer Rouge.

BICEPS (FORTUNIO), PLACE DE l'ÉcOLE-DE-MÉDECINE , 23.

329

Deux torses de Vestales.

bouillit j Anatole ) , barrière des Vertus , 17.

802 Enfants jouant avec des hannetons.

Les hannetons , fils du printemps , Oui se nourrissent de verdure , Font les délices des enfans Et l'ornement de la nature.

DUMORTIER ( NlCOLAS ) ,

Ne donnant pas son adresse pour qu'on ne lui suppose pas l'ignoble pensée de chercher

à vendre ses tableaux.

101 Vagues irritées.

Le talent d'un peintre consiste dans la façon dont il sait mettre en saillie ses plans de devant.

coccyx (Michel), a Bruges, carrefour d'Enfer, 27. 1843 Un dessus de tabatière représentant le Jugement dernier.

SHWPLKLMCSSTH ( CONRAD ) , DE MUNICH.

130 Portrait de Mme P. de L. , de son chien et de ses diamants.

BAUÛRÎCHON (NUM \), RUE DOREE , 13.

9999 Une bordure de deux mille francs d'après le procédé Ruolz et Elkington.

WlNCKELMANN.

LE LOUVRE DES MARIONNETTES.

85

mieris (Jean-Ignace-Isidore), quai des Lunettes, 88. 688. La lecture du journal.

o o-o-O O-lfàfcft-O-O-O-c-o-

Besicles , lorgnons , les yeux et les verres , les livrets et les hommes , chacun admire ces chefs-d'œuvre à sa manière. Un homme traverse les rangs en vendant un journal trois sous ; c'est le journal du soir , qui dans ces régions paraît le matin; Hahblle l'achète. L'exposition est ouverte depuis deux heures à peine, et déjà la critique a dit son dernier mot sur l'exposition.

« Le salon de cette année est de beaucoup inférieur à celui de l'année dernière.

« Nos meilleurs peintres n'ont rien exposé.

« L'art est dans une déplorable décadence , l'art est mort , l'art s'en va ! »

Voilà pour les considérations générales.

« Rien n'est comparable à la bataille de notre grand peintre Jérôme Tulipier. Quelle mêlée î quel choc ! quel tourbillon ! quel ouragan ! quelle trombe ! Têtes furieuses , bras menaçans , sabres et épées , tout cela vit , sort de la toile et combat. Les gardiens feront bien d'empê- cher les visiteurs d'approcher de ce tableau , de peur d'accident.

« Ce matin , en ouvrant les fenêtres pour donner de l'air à une dame qui venait de s'évanouir suffoquée par la chaleur, on a vu les oiseaux se précipiter sur le paysage de notre célèbre Thomas Gorju repré- sentant un verger de Normandie. En un clin d'œil cette toile a été

LE LOUVRE DES MARIONNETTES.

becquetée. L'artiste , qui voulait la conserver à son pays , avait refusé cent mille roubles de son tableau.

« L'éclat d'un Soleil levant a ébloui tous les regards, jusqu'à ceux d'une taupe qui était parvenue à s'introduire dans le salon.

« Notre célèbre peintre de nature morte Swidermann n'a exposé cette

LE LOUVRE DES MARIONNETTES.

87

année qu'un seul tableau , un petit couteau et un simple ognon coupé sur une table.

« En sculpture , nous mentionnerons le Doigt de Dieu , œuvre gigantesque dont l'originalité dépasse les plus belles conceptions de l'antiquité et de la renaissance. L'auteur de ce morceau colossal y travaillait depuis vingt ans ; il l'a achevé ce matin même dans la salle de l'exposition , en vertu d'une permission spéciale : faveur inouie, dans laquelle le doigt de Dieu se fait bien voir. »

Voilà pour la critique impartiale.

Hahblle se croyait encore sur la terre ; il s'aperçut de son erreur lorsqu'il mit le pied dans un salon dont l'entrée

88 LE LOUVRE DES MARIONNETTES.

était signalée aux femmes et aux enfans. Tant pis ensuite pour les personnes du sexe qui s'y hasardaient. Ce salon était réservé aux sujets spécialement anacréontiques et badins. On voyait l'art en déshabillé et la muse en peignoir. Hahblle eut à peine le temps de jeter un coup d'œil dans ce musée secret ; quatre heures venaient de sonner. On le mit poliment à la porte.

CONJUGALE.

L'attraction régit tous les corps.

NkWIOKi

11 faut des époux assortis.

De Senancour.

Les liens du mariage sont indissolubles.

M. le Maire du 13e arrondissement.

Vous avez l'air passablement étonné de tout ce que vous voyez , mon cher monsieur , dit le pantin à Hahblle qu'il venait d'accoster sur la place publique ; et je parie qu'il y a une foule de choses que vous voudriez bien me demander.

Seigneur, je l'avoue, répondit Hahblle; et si vous vouliez seulement me dire je suis ?

Je ne vous dirai rien du tout ; vous êtes curieux , tant mieux ; mon bonheur sera que vous enragiez. Vous voyez devant vous le plus fantasque de tous les pantins.

12

90 UNE ÉCLIPSE CONJUGALE.

Je veux vous faire crever de curiosité ; ce que vous avez vu jusqu'ici n'est rien en comparaison de ce que je compte vous montrer. Surtout ne me demandez rien si vous voulez savoir quelque chose ; ne répondez que lorsque je vous interrogerai , et partons.

Hahblle comprit qu'ayant affaire à un dieu plus fort que lui, le mieux était de se soumettre à ses volontés. Il suivit donc le petit pantin , qui ne marchait qu'en faisant des cabrioles.

Après avoir parcouru une vaste plaine couverte d'arbres et de plantes qui jouaient le carton, et de fleurs qui paraissaient être en gaze et en papier, Hahblle se trouva sur une éminence d'où il apercevait une immense étendue de pays. Nul bruit, nul souffle d'air, nul chant d'oiseau n'animait cette solitude; le paysage était éclairé, mais on ne voyait aucun rayon qui expliquât ce phénomène ; et l'azur atmosphérique avait toutes les apparences d'un vaste crêpe tendu sur ce singulier pays.

Hahblle ne put s'empêcher de s'écrier : diable est donc le soleil ! pourquoi les vents retiennent- ils leur haleine! et pourquoi n'entends-je pas chanter les oiseaux?

Il me semble , Messire , que vous m'interrogez , lui dit le pantin d'un air courroucé. Que cela ne vous arrive plus ; je suis bon pantin, mais je n'aime pas qu'on me contrarie.

En même temps il frappa la terre du talon , et on en vit sortir une espèce de trépied qui soutenait une boîte en forme de lanterne magique.

UNE ÉCLIPSE CONJUGALE. 91

Jeune homme , appliquez votre œil contre ce verre , et dites-moi ce que vous voyez.

Seigneur, j'aperçois au milieu des nuages un palais qui brille , et dans ce palais une chambre , et dans cette chambre un lit, et dans ce lit un homme qui vient d'éteindre sa bougie ; il a devant sa fenêtre une singulière paire de rideaux.

Et puis i

A l'étage supérieur se trouve aussi une chambre , et dans cette chambre un lit , et dans ce lit une jeune femme qui se lève encore toute endormie , et qui me paraît dans une posture assez délicate.

Il n'y a rien de délicat à mettre ses jarretières ; Et puis ?

Un homme dont la tête me semble couverte d'un chapeau tressé de rayons , se dirige vers ce palais ; il porte à la main une houlette , et se fait suivre de plusieurs moutons .

Jeune étranger, tout ceci vous étonne, n'est-ce pas?

Hahblle baissa la tête sans répondre.

Très-bien ; j'aime votre discrétion , vous méritez une récompense. Vous demandiez tout-à-1' heure , poursuivit le pantin, diable était le Soleil? Il est dans son lit, vous venez de l'apercevoir. Il n'y a pas une heure qu'il s'est couché derrière un rideau de peupliers , pour ne pas faire mentir les poètes. Cette femme qui met ses bas à l'étage supérieur, c'est madame la Lune. Cet homme

9:2 UNE ÉCLIPSE CONJUGALE.

dont le chapeau semble tressé de rayons, c'est l'astre du Berger ; il se met en route pour faire lever le Soleil , qui

est assez paresseux quelquefois , surtout lorsqu'il rêve à ses bonnes fortunes. Vous n'ignorez point que le Soleil

UNE ECLIPSE CONJUGALE. 93

et la Lune ne font pas bon ménage. Le président du tri- bunal de première instance du ciel a même été obligé de prononcer la séparation de corps : monsieur et madame avaient fait assez de fredaines pour justifier cette décision. C'est en vain que pour se blanchir l'épouse essaierait de mettre en avant Actéon ; 1 histoire de ses amours avec Endymion est trop publique pour que la Lune puisse faire croire à sa vertu. Quant au Soleil, il ne prend pas même la peine de cacher ses relations quotidiennes avec Téthys ; pour elle il abandonne le domicile conjugal , sans compter mille amourettes avec les Nymphes , Dryades , Hamadryades, et autres lorettes du ciel. Jamais flagrant délit ne fut mieux constaté de part et d'autre. La sépa- ration était donc de toute nécessité. Les deux époux ont conservé l'un pour l'autre une aversion trop légitime. Pour les punir du mauvais exemple qu'ils avaient donné, le président, en ordonnant la séparation de corps, a ajouté toutefois qu'attendu les circonstances atténuantes , le Soleil et la Lune se rencontreraient à certaines époques , et seraient tenus de s'embrasser en présence de toute la cour. Sur la terre on appelle cela...

Une éclipse, Seigneur! répondit Hahblle.

Je vois y mon cher , que vous êtes savant ; cela me fait plaisir. Sachez donc qu'une éclipse doit avoir lieu aujourd'hui même ; placez votre œil sur le verre à gauche et regardez en bas , vous reconnaîtrez une foule de téles- copes observant officiellement ce que les gens savans comme vous nomment un phénomène céleste , et ce

94 UNE ECLIPSE CONJUGALE.

qui n'est, à vrai dire, qu'une représaille de la morale.

C'est grande fête aujourd'hui dans le ciel. Si vous n'avez pas la vue courte, vous devez certainement voir les Signes

UNE ÉCLIPSE CONJUGALE.

95

du Zodiaque danser la sarabande ; c'est maintenant à leur

tour de se moquer du Soleil. Je sais une petite Comète à laquelle maître Phœbus dit des douceurs , qui serait bien contrariée d'apprendre ce qui va se passer ; elle serait capable de se précipiter du haut du cinquième ciel sur la terre : ces comètes sont jalouses comme de vraies grisettes. Heureusement personne ne la mettra au fait , et elle conti- tinuera à se promener sentimentalement dans l'espace , sans se douter de l'infidélité forcée de son amant. Le moment critique doit être venu. Dites-moi quelle figure font les deux époux.

96 UNE ÉCLIPSE CONJUGALE.

- Seigneur, ils font assez bonne contenance pour le moment ; mais pourquoi ne vous en assurez-vous pas vous-même ?

Ah ! ne me le demande pas ! dis-moi plutôt si tu ne vois rien paraître à l'horizon ?

Maintenant que la Lune et le Soleil ont disparu, je vois s'avancer sur les nuages une beauté radieuse. Quoique des diamans brillent dans ses cheveux , sa démarche est timide et ses regards sont doux : on dirait Vénus , l'étoile d'amour.

Ah ! cruel , en la nommant tu me perces le cœur ! En même temps le pantin s'évanouit,

LES AMOURS

DUR PARTIR ET D'UNE ÉTOILE.

Je chéris le mystère, et parle sans détour; Je naquis immortel, et je meurs chaque jour.

J'en ai trop dit, je me trahis peut-être;

Mais achevons ce portrait ingénu :

Malheur à toi si tu dois me connaître !

Malheur à toi si tu ne m'as connu !

Énigme.

Vos yeux sont des étoiles.

Étoile de mes nuits!

Lorsque de mes amours s'allumera l'étoile , Etc., etc., etc., etc., etc.

Fragments d'un Classique-Panckoucke .

La waqwma ^ Nwws. \i\v \uvuV\u c\u\ ■wpWAÀi sis câUs.

Il serait peut-être à propos de déterminer combien dura l'évanouissement du pantin ; mais les éléments nous manquent pour éclairer notre religion : sait-on au juste le moment le bouton devient fleur, et goutte d'eau cristal \ Ce qu'il y a de bien certain, c'est qu'en reprenant ses sens il put entendre le coq annonçant le réveil de la nature. L'Aurore mettait ses gants roses pour soulever délicate-

98 LES AMOURS

ment le rideau noir de la Nuit, et l'allumeur de réverbères rélestes approchait sa lanterne du lampadaire du Soleil.

d'un pantin et d'une étoile. 99

Charmes d une belle matinée , quel cœur peut rester insensible à votre magie ? celui de notre pantin n'était pas fait pour vous résister. Un doux besoin d'épanchement s'empara de son âme; le souffle du matin ranima ses forces , bientôt il se releva ; les pantins n'aiment pas à rester longtemps étendus. A peine sur ses jambes , le nôtre s'écria en poussant un soupir douloureux :

« Jeune témoin de mes faiblesses , je vois bien que je ne dois plus rien vous cacher ; apprenez donc mon histoire.

« Je suis fils d'une mère et d'un père inconnus. Un beau jour, je sortis des lèvres embaumées de quelque Nymphe qui soupirait amoureusement ; c'est ainsi que naissent tous les Zéphyrs ; car , tel que vous me voyez , je suis Zéphyr.

« En cette qualité, j'errais, je vagabondais dans l'es- pace. Comme je n'avais pas de parents pour surveiller mon éducation, j'étais un fort méchant petit espiègle. Je me glissais à travers les corsages les plus rigides ; je me jouais dans les boucles de cheveux , soulevant la gaze des prudes, dérangeant la coiffure des coquettes. Un vieux Faune de mes amis m'apprenait maints tours malins pour tourmenter les bergères innocentes, et je ne manquais pas d'en profiter.

« Un jour, je m'étais joint à une bande de Zéphyrs qui faisaient l'école buissonnière dans une forêt, lorsque je vis s'avancer une jeune et charmante fille posant à peine sur la pelouse un brodequin sentimental , et jetant des regards

100 LES AMOURS

de défiance autour d'elle : il s'agissait évidemment d'un rendez-vous. Aussitôt je fais signe à mes compagnons, et, nous avançant à pas de Zéphyrs , nous entourons la belle amoureuse. Alors ce fut à qui de nous la tourmenterait le plus. Nous faisons voler son écharpe; son ombrelle fragile se brise; nous entr'ouvrons le fichu qui couvrait son sein. Le vieux Faune, caché derrière un arbre, riait aux éclats. Surprise, alarmée par cette brusque agression, la jeune fille fait en vain tous ses efforts pour nous résister ; déjà sa robe nous laissait apercevoir le bas d'une jambe char- mante , un souffle plus habilement dirigé allait consommer notre victoire , lorsque tout à coup mes compagnons , le Faune, la jeune fille, tout disparut ; mes ailes tombèrent , et je me trouvai seul, grandi de quatre pieds, avec une barbe poudrée d'or, une tunique de pourpre, une couronne de roses sur la tête et une lyre à la main.

« Eperdu, terrifié, je cherchais à m' expliquer les causes de ce changement, lorsqu'une colombe perchée sur un arbre voisin me roucoula ces paroles :

- Je suis l'oiseau de Vénus ; c'est elle qui vient de te « punir. Tu n'ignores point que les dieux et les déesses « prennent quelquefois la figure des simples mortels pour « partager leurs plaisirs. Tu as dérangé Vénus dans une « de ses parties fines. Pour te punir, elle t'a métamorphosé « en homme, je veux dire en poète; tu ne recouvreras ta « forme première qu'après avoir été amoureux d'elle jusqu'à « ce qu'il lui plaise de te pardonner. »

d'un pantin et d'une étoile. 101

« Cela se passait dans les environs de Rome , sous le règne de l'empereur Gallien. J'adressai à l'empereur des épîtres pendant le jour, et la nuit je composais des odes à Vénus pour l'attendrir. Je l'aimais sous la forme d'une étoile. Il y a bientôt deux mille ans que je l'aime, deux mille ans pendant lesquels je n'ai pas cessé d'être poète, ce qui commence à devenir fatigant.

" O Vénus ! déesse adorée , pourquoi m' avoir pris l'autre jour sur tes genoux dans cette grande soirée donnée chez Uranie \ Quand les comètes eurent dansé leur galop , quand les étoiles eurent valsé autour des planètes , je crus que tu allais me pardonner; erreur! je n'étais qu'un joujou pour toi , un vil pantin que tu laissas dédaigneusement retomber sur son royaume.

« N'allez pas croire cependant que je méprise trop ma condition actuelle. Quand on a été poète sous les empereurs, pendant le dix-huitième siècle, sous le direc- toire, l'empire, la restauration, et pendant les treize juillets qui se sont écoulés , on peut devenir pantin sans se croire changé.

« Voici comment s'est effectuée ma métamorphose.

« J'étais à l'Opéra, tranquillement assis à l'orchestre, lorsqu'une loge s'ouvrit en face de moi , et une femme admirablement belle prit place sur le devant. Aussitôt tous les yeux se tournèrent de son côté. Il faut avoir vu comme moi le feu qui brillait dans tous ces yeux pour vous faire une idée de la beauté de l'inconnue ; jamais l'admiration ne fut plus prompte, plus vive, plus universelle. Un œil qui

102 LES AMOURS

devait être académicien, s'écria: C'est Vénus en personne! Quoiqu'un peu forte, cette exclamation me parut méritée.

Mon ancienne nature se réveilla, je lançai une œillade brûlante à l'étrangère, et elle eut l'air de me sourire; alors, ne prenant conseil que de mon audace, et entre- prenant comme un ex-Zéphyr, je l'attends à la sortie et je veux lui glisser un billet dans la main ; l'inconnue se retourne , et , me toisant dédaigneusement , elle me dit : Vous n'êtes qu'un pantin!

d'un pantin et d'une étoile. 103

« Hélas! ce n'était que trop vrai! Mon sang se figea dans mes veines ; mes articulations se durcirent ; mes bras s'allongèrent; mes jambes, qui tremblaient de frayeur, s'entrechoquèrent et rendirent un bruit sec ; je vis mon nez s'amincir démesurément ; je voulus mettre mes gants, mes mains étaient en bois. Sans pouvoir me rendre compte de la force qui m'emportait , je fus à l'instant soulevé de terre et déposé sur cette planète déserte. La dame de l'Opéra n'était autre que Vénus elle-même , qui , ayant voulu m' éprouver , avait profité , pour quitter le ciel , d'un brouillard qui ne permettait pas de remarquer son ab- sence. Jugez comme j'étais tombé!

« Depuis ce moment , je végète relégué sur cette planète abandonnée ; c'est un astre mort qui sert de Sibérie , de lieu de déportation pour ceux dont les dieux ont à se plaindre. J'ai peuplé ce triste séjour avec mes souvenirs ; à force de soins et de patience, j'ai reconstruit le monde que j'ai quitté : un pantin ne pouvait régner que sur des automates. Vous devez \ous apercevoir que j'ai assez bien réussi dans la fabrication de mes sujets et dans la confection de mon royaume; cela ne m'empêche pas de m'ennuyer beaucoup; heureux si j'avais souvent l'occasion d'épancher comme aujourd'hui mes douleurs dans le sein d'un ami! »

En entendant ces derniers mots , Hahblle ne put retenir ses larmes, et il se précipita dans les bras du pantin.

« Ne nous attendrissons pas , reprit l' ex-Zéphyr ; laissez- moi contempler ma belle ; c'est l'instant elle vient res- pirer à son balcon la fraîcheur du soir et allumer le phare

104 LES AMOURS D'UN PANTIN ET D'UNE ETOILE .

qui guide les amants pendant la nuit. Voyons si ses yeux me disent d'espérer, «

Le pantin s'approcha de la lanterne magique et s'écria : O ciel !

Hahblle, en se retournant, ne vit plus ni pantin ni lanterne magique ; seulement un petit vent assez vif passa sur sa tête et agita joyeusement ses cheveux. D'où Hahblle s'empressa de conclure que Vénus avait rendu le Zéphyr à sa forme première.

UNE APRÈS-MIDI

Chapitre SStamfc.

Tout reste à découvrir en histoire naturtlle; od ne conna;: qu'une partie du simple, et rien du composé.

M. D K BlJFFON.

Le monstre sied à la nature , comme le caprice à la beauté.

\\ \\. V\v\\, ôttvws VaMwfcU dbvm^t%s\ows i\ fa teumuYs x^owy U No^a^

« Je remarque aujourd'hui pour la première fois que les plaisirs bruyants portent à la mélancolie ; le bal masqué me poursuit encore de son fracas : il m'est impossible de trouver le sommeil. L'air pur des champs me fera du bien , allons le respirer.

« Devant mes pas s'ouvre un espace sans limites : point d'arbres , point de plantes , point de fleurs. Un doux crépuscule tient lieu d'ombre et de verdure ; un air chaud et embaumé remplace le parfum des fleurs ; rien ne trouble le silence et la solitude qui régnent autour de moi. Je m'avance en livrant à l'écho, qui ne

106 UNE APRÈS-MIDI

me répond pas , les refrains d une romance sentimentale.

« Au moment je commence à faire l'observation que le pays ne me semble guère peuplé , sinon complètement désert, un bruit sourd et mesuré retentit dans le lointain. C'est un cheval , me dis-je , et monté sans doute par un cavalier. Ce n'était pas tout-à-fait un cheval , ni absolument un cavalier. Autant que j'en pus juger à travers la rapidité de sa course, l'animal que je vis ainsi lancer sa monture à la poursuite d'un ours vert (que je sus depuis être l'ours-boa) , avait beaucoup de l'homme, quoique ses pieds fussent ceux d'un quadrupède et que sa tête ne fût pas entièrement humaine. Il me sembla entendre les aboiements d'un chien ; mais je n'aperçus que le dos rond d'une tortue qui paraissait suivre avec ardeur la piste du gibier. A quelle race peuvent donc ap- partenir ces créatures que je viens de voir , et comment se fait-il qu'ici les tortues courent comme des lévriers l J'ai fait une lieue sans avoir pu résoudre cette question.

« Toute réflexion faite , j'ai bien marché l'espace de trois lieues , soit douze kilomètres ( style moderne et légal ) , sans pouvoir sortir de ma perplexité. Je sens que je suis fatigué ; je me couche sur le sable et je m'endors. Pas le moindre songe à raconter : Morphée a constamment fermé pour moi la porte d'ivoire, celle par passent les rêves qui charment les dieux et les mortels.

" Les aboiements de tout à l'heure me réveillent ; je vois cette tortue à tête de basset qui tourne autour de moi en jappant. A quelques pas de là, le fantastique coursier

AU JARDIN DES PLANTES. 101

que j ai entrevu est étendu sur la terre ; son maître s'avance vers moi sur ses deux jambes de poney , et me dit quelques mots que je traduis par : Bonjour, Monsieur!

» Je supprime tous les détails préliminaires de cette rencontre ; qu'il vous suffise d'apprendre que ce monstre plein de politesse n est autre qu'un ancien Centaure , chargé par les savants du pays de faire la chasse aux animaux rares, pour en orner ensuite le Jardin des Plantes, ainsi nommé parce qu'il ne contient que des bêtes. Ramené en croupe par le chasseur scientifique , je traverse avec lui plusieurs villages , et nous rencontrons sur notre route deux pourvoyeurs d'animaux étrangers attachés au Jardin,

108 UXE APRÈS-MIDI

ils amènent un dromadaire amphibie. Mon guide me donne sur l'établissement tant de détails merveilleux que je m'empresse de le visiter.

« Au moment d'entamer sa description , je m'aperçois quelle m'entraînerait trop loin. Il me faut donc pro- céder sans méthode et au hasard, comme il convient à un flâneur qui n'est chargé d'aucun rapport officiel. Au surplus , pour conserver la couleur locale , je me bornerai à citer des fragments de la notice imprimée qu'on vend à la porte du jardin. »

» Ces animaux , mi-femmes , mi-poissons , se tiennent ordinairement dans les mers de Sicile. Leur principale occupation consiste à attirer les voyageurs par leurs chants , et à les immoler ensuite à leur faim dévorante. La nature les a douées d'une voix dont le charme et l'étendue sont inexprimables. Elles montent sans' la moindre peine jusqu'aux notes les plus aiguës , exécutent les trilles les plus compliqués , les points d'orgue les plus difficiles. On a essayé de les rendre propres au théâtre et de leur dessiner des cavatines; mais leur instinct rebelle s'est constamment opposé à cette éducation ; jamais elles n'ont pu vivre dans l'atmosphère des coulisses. La puissance de leur organe est si

AU JARDIN DES PLANTES. 109

grande , que les matelots qui naviguent dans les parages qu'elles fréquentent habituellement sont obligés de se boucher les oreilles avec de la cire-vierge. La manière dont ces êtres se reproduisent est un phénomène qui a défié jusqu'ici toutes les investigations de la science. »

« Autour du bassin des Sirènes un grand nombre d'in- dividus s'étaient donné rendez-vous : moi-même j'ai été

curieux de juger de l'impression que ma vue pouvait

110 UNE APRES-MIDI

produire sur ces fallacieuses beautés. Il paraît que plu- sieurs jeunes gens sont devenus amoureux de ces jolis monstres, au point d'en perdre la tête. Un gardien se tient constamment auprès d'elles pour les empêcher de vocaliser. La moindre note serait la cause d'un immense suicide ; les deux tiers de la population masculine se précipiteraient dans le bassin. La surveillance de ces animaux dangereux fait peser une grave responsabilité sur le directeur du Jardin des Plantes. Son prédécesseur a été destitué pour avoir permis seulement qu'une Sirène fît une simple gamme; j'approuve formellement cette destitution, qu'approuveront également, j'en suis sûr , les amis de l'ordre et de la morale publique.

« Tournons maintenant la page, et passons à une autre série de faits zoologiques. »

« Ces nobles animaux ont été pris chez divers peuples qui leur rendaient les plus grands honneurs ; ils paraissaient être l'objet d'une espèce de culte. C'est sans doute le souvenir de leur ancienne position

AU JARDIN DES PLANTES. 111

qui les rend orgueilleux, et les empêche de vivre entre eux en bonne intelligence. Du reste ces espèces dégénèrent et s'éteignent de jour en jour.

« Orgueil , ta perds aussi les animaux : quelle leçon pour les hommes ! -

LA FOSSE AUX DOUBLÏVORBS.

UNE APRÈS-MIDI

AU

Tous les genres soni bons, hors le genre eonnu.

Aristotk.

\N\\\. C,o\\V\u\vtvV\o\v d \vu iVw ^vrécé&twV.

tl^ E)©(y©La¥(Q)^[ESD

« Un grand bruit mêlé d'éclats de rire , de cris , de trépignements, appelle mon attention. Je me dirige vers l'endroit d'où part ce vacarme. Une foule d'individus de tout sexe , de tout âge , de toute profession ; des grisettes , des militaires , des bonnes d'enfants , garnissent les rebords d'une fosse vaste et profonde. J'ai quelque peine à me faire une place au milieu des spectateurs ; j'y réussis cependant , grâce à une marchande de poissons , de chats , de petits chiens , qui servent , à ce que j'ai su plus tard, de friandises aux habitants de la fesse. Ces animaux sont les ours-Martin du pa}s. Celui qui , pour le quart d'heure, monte à l'arbre , dévore un barbillon , aux grands ap- plaudissements de la foule. Tous ont l'honneur d'être bicéphales ; une seconde tête occupe chez eux la place

114 UNE APRÈS-MIDI

de cet appendice qu'on appelle vulgairement la queue. Ils ont l'avantage de posséder un double appareil digestif, au moyen duquel ils peuvent ruminer perpétuellement, et ils paraissent faire les délices du public par la gentillesse de leur voracité.

« Un de mes voisins a pris plaisir à me raconter que l'enfant d'une carpe et d'un lapin, s'étant laissé glisser dans le milieu de la fosse , avait été doublement dévoré par le plus jeune de ces ours, qui, en ce moment, se dressait avec grâce sur ses pattes, et tendait son cou de serpent pour implorer un morceau de brioche. Un mili- taire , ayant voulu rattraper son schako , avait été saisi par la trompe postérieure d'un autre Doublivore , et lancé par lui dans l'éternité. J'aperçus l'auteur de ce crime , qui dormait comme éléphant, et en tant qu'esturgeon s'amu- sait à rouler une boule. Le livret du jardin est, du reste, rempli de ces anecdotes, que je ne rapporterai pas, vou- lant éviter l'accusation de plagiat.

« Jusqu'ici , en fait d'oiseaux , je n'ai remarqué que ceux de la famille des Héraldiques ; me voici maintenant devant un immense perchoir. Voyons les indications que va me fournir le livret au sujet de ces volatiles. »

« Sous ce titre, plus que singulier, nous sommes forcés , en attendant mieux , de désigner les oiseaux que la science n'a pu encore classer; non qu'elle y renonce ( la science ne renonce à rien ) , mais parce que

LU Ë>!ift<§lHI©II;&.

AU JARDIN DES PLANTES. 115

l'Académie n'a pas eu le temps de fabriquer les mots qui serviront à faire connaître ces espèces nouvelles. Quarante savants s'occupent jour et nuit de ce travail , aujourd'hui fort avancé. On a trouvé la première partie de ces mots ; car tout mot scientifique se compose nécessaire- ment de deux parties au moins : la fin ne tardera sans doute pas à arriver. Il reste à désirer que cette nomenclature soit à la portée , sinon de tout le monde, du moins des intelligences d'élite. En attendant, nous sommes obligés de laisser à l'imagination de chacun le soin de caracté- riser les animaux qu'il a devant les yeux. »

« Ce soin me retiendrait trop longtemps, j'y renonce. Les savants du pays , avant de définir les animaux , feraient bien de songer à se définir eux-mêmes. Le phénomène d'une tête humaine entée sur un corps de bête se reproduit à chaque instant, sans doute cette dualité phénoménale révélée par des philosophes incompris.

Quelques flâneurs s'étaient arrêtés en même temps que moi devant le perchoir. Parmi eux, était un petit vieillard , semi-homme , semi-perroquet , qui , malgré la défense officielle , agaçait un saumon ailé ; près de lui était son épouse , femme dont le corps s'allongeait en queue d'alose , comme dans le vers d'Horace. Quant à son jeune fils , qu'elle tenait à la main , il suçait un morceau de sucre d'orge , en se dandinant sur des pattes de poussin.

" L'étonnement continue à s'emparer de moi; j'ouvre de nouveau le livret , et je continue mes curieuses explorations. »

116

UNE APRÈS-MIDI

les iHi¥i^ai'i'iD

" Oiseaux ruminants , quadrupèdes ailés , insectes pachydermes , tous ces animaux sont nés dans le Jardin des Plantes; c'est aux soins de M. le professeur de zoologie qu'on doit ces métis , qui produisent à leur tour des espèces croisées, innombrables comme celles du règne végétal.

Farmi les plus remarquables on peut citer le cerf-cerf- volant , le

AU JARDIN DES PLANTES. 117

bouquetin-puce , le casoar-chamois , le lapin-escargot , le papillon-limace , le chat-chat-huant , le tatou à bec d'ibis, le cousin-porc -épie.

« La girafe , l'éléphant et le rhinocéros scarabées, le pégase, forment

une classe particulière , sous la dénomination de coureurs , laquelle n'a pas besoin d'explication étymologique. Ils s'apprivoisent facilement , et

118 UNE APRÈS-MIDI

seraient d'une grande facilité pour les transports , pouvant abréger les distances et même remplacer avantageusement les chemins de fer. Le gouvernement vient d'établir des haras pour la conservation et la propa- gation de ces races précieuses. Plusieurs amateurs de courses ont suivi l'exemple du gouvernement ; grâce à ces efforts réunis , nous cesserons bientôt d'être tributaires de l'étranger.

« Toutes ces espèces , d'un naturel doux et inoffensif , vivent en bon accord dans de vastes parcs qui leur sont affectés. »

« Je me trouve en face d une grande galerie ; elle est consacrée à la minéralogie, suivant ce que m'apprend le livret. Jetons-nous dans le règne minéral. »

« L'intelligence de l'homme a su asservir le globe à sa volonté; en copiant la nature, il s'est égalé à elle; il lui a pris la couleur et la forme.

« L'architecture est sortie tout entière de ces diverses cristallisations , pétrifications et stalactites. Les pyramides d'Egypte , les colonnes de la Grèce et les mille aiguilles des cathédrales gothiques n'ont pas d'autre origine. L'homme a puisé ses plus gracieuses et ses plus ingénieuses inven- tions dans les caprices de la nature ; il lui a tout emprunté , depuis l'architecture jusqu'à la bijouterie, depuis les palais jusqu'aux télégraphes , depuis les croix d'honneur jusqu'aux

AU JARDIN DES PLANTES .

119

éteignoirs , depuis les pains de sucre jusqu'aux pains de quatre livres, les dés à jouer, les dominos, etc., etc. »

« Tout-à-l'heure , nous avons vu l'homme dérober à la

120 UNE APRÈS-MIDI AU JARDIN DES PLANTES.

nature le secret de ses arts ; maintenant nous surprenons la nature lui demandant à son tour des modèles. Que sont , en effet , ces plantes marines , sinon une repro- duction exacte des dentelles , guipures , brosses , écrans , aigrettes, épaulettes , p mpons , panaches, toupets, per- ruques et gazons!

LA MORT

L'ennui naquit un jour do l'immortalité

UN DES yi'ARANTK.

W\. oroovr timY?, s>o\v W\sUa\i ça\ taouiçAiouc, \\\\\ m\n tais \iu <\>tvcUm "çowc ^ wsyiwc h ^\\« iUs> ^mwyv,

Qu il est doux de se promener dans un jardin , lorsque sur l'aile des brises printanières les fleurs échangent leurs parfums , comme autant de messages d'amour !

Qu'il est doux de ! Mais bornons mon

enthousiasme : il me faudrait continuer en vers , et je n'ai point fait une provision de rimes suffisante pour mon voyage.

A vrai dire , je n'étais entré dans ce jardin que pour y opérer , loin du bruit et du fracas de la foule , le phénomène de la digestion : les beefsteaks de ce pays sont lourds à l'estomac. N'importe ! j'en viendrai à bout

16

122 LA MORT

avec un souvenir classique : Labor improbus omnia vuicit.

Que je suis heureux de connaître la langue des plantes et celle des animaux ! La science me devra une grande découverte de plus !

En entrant dans le jardin , mes yeux furent frappés par un papillon qui voltigeait autour d une immortelle ; une araignée , tapie sous la plante , lui tint à peu près ce langage :

Tu te joues de mes filets, parce que tu es un vieux routier de papillon ; mais tes enfants pourraient bien payer pour leur père. Cependant j'aime mieux conclure avec toi une alliance. Je te respecterai toi et les tiens jusqu'à la dernière génération , si tu consens à me prêter ton dos et à te laisser conduire jusqu'où je voudrai.

Tope , répondit le papillon ; et il se posa à terre.

Aussitôt l'araignée l'enfourcha, et tous les deux prirent leur vol. Pendant un moment, je les perdis de vue; puis je les vis s'arrêter au sommet d'un arbre placé à l'ex- trémité du jardin. Je me demandais quel intérêt pouvait avoir l'araignée à prendre ainsi des leçons d'équitation (ce n'était pas , à coup sûr, pour faire diminuer son embonpoint ) , lorsque de la tige de l'immortelle aux branches de l'arbre je vis flotter un fil mince couleur d'argent. Grâce au secours du papillon , l'araignée avait pu tendre sa corde de funambule ; je l'aperçus se livrant à toutes sortes de voltiges hardies avec ou sans balancier. Elle faisait le saut périlleux , quand le fil aérien se rompit

d'une immortelle.

123

brusquement; en même temps, l'immortelle secoua sa tige et poussa un éclat de rire.

J'ai toujours beaucoup aimé les acrobates. D'un ton très-irrité , je demandai à l'immortelle pourquoi elle avait brisé le fil attaché à sa tige par l'industrieuse araignée.

Pour me désennuyer , me répondit-elle d'un air très- dégagé : quand on vit depuis six mille ans , et qu'on ne sait pas quand on mourra , tous les moyens sont bons pour se distraire. D'ailleurs, cette araignée a mérité son sort ; elle passe sa vie à tromper les papillons par de fausses promesses ; elle use de leurs ailes , ce qui ne l'empêchera pas de croquer leur progéniture à la première

124 LA MORT

occasion. Croyez-en ma parole , je suis trop immortelle pour n'avoir pas l'expérience de la vie.

Non loin de nous , une rose secouait ses feuilles et entr' ouvrait son calice. Un doux parfum se répandit dans l'air.

Ma voisine fait sa toilette , reprit douloureusement l'immortelle ; pour célébrer le retour du Printemps , les fleurs et les fruits donnent un bal que le dieu a promis d'honorer de sa présence. N'apercevez-vous pas les brillants préparatifs de la fête? L'œillet met du fard à ses joues et un œil de poudre à ses cheveux ; le pois de senteur , pimpant et musqué , se dirige vers la salle du bal ; la couronne impériale ceint son bandeau d'émeraudes ; le myosotis essaie sa robe bleue ; le lys étale fièrement sa collerette de fine batiste ; les pensées ajustent leur toque de velours. Le dahlia a retenu la pomme d'api aux joues vermeilles pour la première contredanse ; l'abricot valsera avec la fraise ; ce n'est pas pour des prunes que le jasmin s'est si bien frisé et pommadé , mais bien pour une anémone à laquelle il fait la cour depuis long-temps. Une poire est préposée aux rafraîchissements ; il faut toujours une poire pour la soif. Pendant qu'on va rire, danser, s'amuser, je serai obligée de passer la soirée avec un vieux nénuphar , qui croit m' amuser par des contes à dormir debout.

Madame, lui dis-je alors, vous n'êtes donc point invitée à ce bal ?

Dites mieux, continua-t-elle , j'en suis bannie; les gueules de loup et les grenadiers , qui sont de faction à

d'une immortelle.

125

l'entrée, m'empêcheraient d'y paraître. Il y a mille ans à peu près, j'essayai de m'y montrer; mais comme je m'étais parfumée de patchouli, on me mit à la porte, sous prétexte que cette odeur incommodait ces dames ; après cet affront, j'aurais voulu mourir; cela m'était impossible, je n'étais pas immortelle pour rien.

Mais comment l'êtes-vous devenue, ma chère? je ne connais guère que le Juif errant qui ait joui du même privilège que vous.

Voici mon histoire. Le monde avait deux ans. Pro- tégée par le tronc d'un sycomore, j'avais vu tomber mes sœurs sous les coups de l'Hiver sans qu'il pût m'atteindre.

126 LA MORT

Le Printemps traversait les airs en secouant sur la terre sa corbeille pleine de fleurs. Il avait l'air si doux, que j'osai lui demander de m'exempter de la mort. Il exauça ma prière ; mais à quel prix! Mon corps maigrit et se dessécha, mes parfums s'envolèrent , je perdis toute jeunesse et toute fraîcheur, je passai à l'état de vieille fille ; je ne meurs pas , mais je suis toujours vieille. Je n'ai plus qu'un espoir, c'est que les Dieux, touchés de ma misère, me

laissent mourir un jour

Quand la reine des fleurs, la rose, se rend à quelque

D UNE IMMORTELLE. 121

fête, appuyée sur son glorieux époux, le laurier triom- phateur, son palanquin , porte par ses esclaves , est entouré d'une foule d'adorateurs. Toutes les fleurs se pressent sur le passage de ce couple fortuné , toutes se prosternent et rendent hommage à la beauté et à la vaillance.

Seule je suis délaissée; pour toute cour j'ai à peine quelques escargots cyniques, qui viennent, roulant leur tonneau comme Diogène , chercher un abri à mes pieds.

J'ai osé laisser entrevoir à un jeune lys que je l'aimais ; il s'est éloigné de moi avec dégoût , en m' ap- pelant : Fleur des tombeaux ! . . . . Le nénuphar me reste , unique ressource dans ma solitude.... Mais non.... ô ciel! que vois-je !

Je jetai les yeux à quelques pas de moi, et j'aperçus le nénuphar endimanché se dirigeant à moitié endormi vers la salle de bal, qui était une serre. Je compris alors le désespoir de l'immortelle.

Le bruit de l'orchestre parvenait jusqu'à nous. Une troupe d'insectes exécutait les quadrilles les plus nouveaux : le flageolet des grillons se mêlait à la clarinette des sau- terelles ; les cigales raclaient à l'envi sur leur chanterelle ; les vitres de la serre frémissaient en cadence aux pas des danseurs.

O Dieu! s'écria alors l'immortelle, puisque tout le monde m'abandonne, faites que mon suicide s'accomplisse! En même temps , par un violent effort , elle s'arracha

128 LA MORT D'UNE IMMORTELLE.

elle-même de la plate-bande , et tomba sur le sol en murmurant d'une voix éteinte ; Enfin , je puis mourir !

C'est depuis ce jour que l'emblème du génie est devenu une couronne d'immortelles en papier.

L@©@[1©TO1

AÉRIENNES.

Vous ions qui voulez voler, Kegardci le sort d'Icare, Qui tomba, sans n ier gare, Pour ne plusse relever, l'hébus le voulut occire, Pour punir son ambition Ile voler dans l'air profond Avec des ailes de cire.

( Complainte attribuée à Homère, suivant les uik, à Simonide, suivant les autres.)

La vapeur a fait son lemjR. Henso.v .

Cette triste fin d'une immortalité à laquelle Puff venait de fermer les yeux fit faire au docteur un retour sur lui- même ; en sa qualité de néo-dieu , il se voyait menacé d'un éternel ennui, et, croyant déjà sentir ce poison lent circuler dans ses veines, il se prit à regretter l'humilité de sa condition première. Distribuant ses saluts et ses adieux aux fleurs, dont la vie intime et l'organisation sociale venaient de grossir son bagage d'observateur, il s'em-

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130 LOCOMOTIONS AERIENNES.

pressa de quitter ce séjour, tout en s' adressant les questions d'usage en pareil cas :

irai-je? n'irai-je pas! Marcherai-je de bas en haut ou de haut en bas , en long ou en large , en ligne droite , oblique , circulaire , diagonale , horizontale ou per- pendiculaire ? Comment m'y prendrai -je pour satisfaire des lecteurs et un libraire haletants qui n'ont d'espoir qu'en mon génie ?

L'esprit en proie à cette anxiété, il se rappela heu- reusement le titre d'un ouvrage qu'il avait vu récemment à l'état de prospectus: Voyage en zig-zag. En zig- zag! s'écria-t-il , m'y voilà. Hurrah ! en zig-zag!

Concevoir et exécuter un procédé mécanique qui répondît à cette pensée , fut pour lui l'affaire d'un instant. Restait cependant à résoudre un point essentiel, celui du moteur. Non loin de une bande d'ouvriers était occupée à creuser des rochers et à combler des vallées pour le passage d'un chemin de fer. Pauvres gens ! se dit-il ; et il ne put s'empêcher de hausser les épaules et de sourire de pitié , en comparant la simpli- cité de son mécanisme, prompt comme la foudre, à ces longues et ruineuses entreprises , à ces modes arriérés de locomotion. Toutefois il ne dédaigna pas de recourir, pour la projection de sa machine, à ces bras puissants et nombreux, et, s'asseyant sur l'extrémité de sa voie pliante , en moins d'un tiers de seconde il arriva au som- met d'une montagne très-élevée , dont le nom ne figure pas sur la carte.

En mettant pied à terre pour reconnaître les lieux , il trouva le sol jonché de cerfs- volants qui, ayant rompu leurs ficelles, s'y étaient donné rendez-vous. Tel était le moyen que la Providence lui offrait pour fournir le second relai de son ascension ; aussi Puff n' hésita- t-il point à se ceindre les reins, les jambes et les bras, de ce nouvel appareil aérostatique , et à donner une tête dans l'espace.

Tout d'abord le succès fut complet, et le vent enfla ses voiles; mais bientôt, le jeu de ses remorqueurs étant paralysé par des courants contraires , il resta en panne pendant une mortelle demi-heure. Cette situation corn-

LOCOMOTIONS AERIENNES.

menç-ait à lui sembler plus qu'étrange, lorsqu'un souffle favorable le déposa enfin près d'un moulin abandonné qu'il avait aperçu à travers la vapeur des nuages.

Puff, ayant jeté ses. ailes au vent, pénétra dans l'intérieur du moulin ; par une ouverture d'où ses regards s'abaissaient sur les plaines et sur les mers , il voit tout à coup les flots se gonfler en bouillonnant, et

lui jeter, au bout d'une fusée élastique, une dépêche qu'il

134 LOCOMOTIONS AERIENNES.

saisit avec empressement , et qu'il reconnaît être de la main de Krackq , mais dont nous ajournerons le contenu

Tout en réfléchissant aux moyens par lesquels pourrait s'accomplir la troisième phase de son odyssée aérienne , Puff avisa dans un coin quelques papiers , parmi les- quels se trouvaient les archives du moulin. Grâce à ce document, il reconnut que cette construction ingénieuse et hardie avait eu pour objet une exploitation qui consis- tait à moudre de la sciure de sapin pour en faire de la farine de gruau. Les dernières lignes tracées par l'archi- viste constataient un appel de fonds fait aux actionnaires pour démolir le bâtiment et en vendre les matériaux.

Au moment le docteur s'attendrissait sur ces tristes débris d'une industrie toute philanthropique , le vent , soufflant avec force, ébranla le frêle édifice qui lui servait d'asile. Puff comprit tout le parti qu'il pourrait tirer de cette circonstance.

Un moulin porte des ailes ; N'est-ce pas pour voltiger?

s'écria-t-il. En route! les moments sont précieux, et les auberges sont rares dans ces contrées.

A ces mots , il détache la meule et jette tout le lest de son navire. Le moulin , allégé de son poids et sou- levé par une violente bourrasque, s'arrache de sa base; ses quatre ailes s'agitent rapidement , et voilà derechef le docteur lancé dans l'espace.

S'éloignant et se rapprochant tour à tour de la terre,

cette machine merveilleuse , plus étonnante que celle qui, pour braver le chevalier de la Manche , lui apparaissait comme un géant aux mille bras ; cette machine , qui va défiant les oiseaux et détrônant la vapeur , excite l'admi- ration du monde entier. De tous côtés les chapeaux s'agi- tent, les mouchoirs flottent aux balcons.

136 LOCOMOTIONS AERIENNES.

Enivré de cet enthousiasme universel qui s'exprimait par mille cris de joie , comblé et non rassasié de gloire, Puff ose viser à de plus éclatants triomphes. L'idée de s'at- tacher à lui-même les ailes du moulin traverse son esprit comme un éclair, et se réalise avec la même rapidité. Sortant de son arche volante au grand étonnement de la foule ébahie , il paraît soudain planant dans les airs comme un immense condor; puis, prenant un essor nou- veau , il s'élève et disparaît aux yeux de tous.

Mais, hélas!... quel astre n'a son apogée et son périgée , son périhélie et son aphélie ! . . . Abandonné à son vol audacieux , Puff effleure le cratère enflammé d'un volcan , et déjà une de ses ailes sent le roussi. Bientôt il perd l'équilibre, il tourbillonne... Ciel! que va-t-il devenir ! . . . Va-t-il se briser le crâne sur un roc , s'empaler sur la flèche d'un clocher, ou, nouvel Icare, donner son nom aux flots qui l'auront englouti f...

Non; rassurez-vous, trop sensibles lectrices, Puff n'a- t-il pas les prérogatives de l'immortalité \ D'aimables bergères , de jolies faneuses , réunies pour couper la verte chevelure des prés, ont aperçu le ramier atteint par le plomb du chasseur ; elles se précipitent pour amortir sa chute ; leurs bras arrondis et leurs tabliers se ten- dent à l'envi pour recevoir ce divin aérolithe. Glycère , Amaryllis , Philis , Sylvanire , faites force de bras ; et que votre gaze ne lui soit pas légère !

L'INFINI.

lin jour le vieux Caron , devenu péager, Laissera sur le Styi l'antique passager. Et , des ponts-Polonceau sentinelle sacrée , Aux passants sans un sol interdira l'entrée. Dans les outres d'Éole on taillera des gants ; Borée émancipé verra les ouragans , Rebelles à sa voix , lui faire la grimace Et refuser tout net de rentrer dans sa nasse , Jusqu'à ce que le ciel , par un nouveau décret , Les retienne captifs dans le creux d'un soufflet. Dblille , traduction posthume des Métamorphoses d'Ovide.

Le monde est une bulle de savon de Windsor.

CONDILLAC.

On ne comprendrait pas le Uni sans l'infini. Nouveau Traité d'Astronomie à l'usage des demoiselles.

Par-delà l'espace, tout est unslerc

Dbmousiibb , Lettres a Émilie;

L?/ \>o\^wc ùkm>m Y'ovuyvM A* \ouUs Vîjè c\\ose& d <U Wvxo\i\> iWvvvVvv^

Vous comprenez l'étonnement dans lequel Hahblle dut rester plongé, lorsqu'en se retournant il ne vit plus ni lanterne magique ni pantin. Le petit vent assez vif qui passa sur sa tête, comme vous ne pouvez manquer de vous

18

MYSTÈRES DE

138 LES MYSTÈRES DE LINFINI.

en souvenir, et qui agita joyeusement ses cheveux, devint tout de suite une espèce de raffale qui emporta le pays des Marionnettes et le fit disparaître en un clin d'œil. Au milieu de ce cataclysme, Hahblle eut la présence d'esprit de se cramponner à un courant atmosphérique. Sur cette monture plus rapide que douce , il put courir la poste dans l'espace, sans autre danger que celui de se cogner de temps en temps contre un monde placé sur la route en guise de borne milliaire. Hahblle en fut quitte pour quelques bosses au front.

Nous ne raconterons pas relai par relai ce voyage superlunaire. Après avoir gravi une côte assez rapide , le courant atmosphérique s'arrêta un moment pour souffler. Une plaine immense s'offrit aux yeux de Hahblle. Il venait de mettre le pied sur le pôle, lequel pôle n'était nullement en diamant, ainsi que plusieurs l'ont écrit.

Un pont dont l'œil humain ne pouvait embrasser à la fois les deux extrémités , et dont les piles principales s'appuyaient sur des planètes , conduisait d'un monde à l'autre sur un asphalte parfaitement poli. Au moment il mettait le pied sur le pont, Hahblle se sentit tiré par la basque de son habit; en même temps une voix lui demandait le sou de rigueur. Hahblle se retourna, et reconnut Caron , qui , ruiné par l'établissement d'une passerelle en fil de fer sur le Styx , avait pris ses inva- lides là-haut. Pour se conformer à l'ordonnance de police,

ICI LES VOITURES El LES CHEVAUX !\E VONT QU'AU PAS,

LES MYSTÈRES DE L INFINI. 139

le courant atmosphérique se mit à l'amble , de sorte que notre voyageur put examiner tout à son aise les objets qui l'entouraient. La trois cent trente-trois millième pile était appuyée sur Saturne. Hahblle put se convaincre alors que l'anneau de cette planète n'était autre chose qu'un balcon circulaire sur lequel les Saturniens viennent le soir prendre le frais.

A l'autre extrémité du pont le courant reprit son essor, et entraîna Hahblle vers des régions plus élevées encore. La mécanique céleste lui fut entièrement dévoilée, grâce à la négligence de son propriétaire , qui ce jour-là avait oublié de fermer ses persiennes de nuages. Ce propriétaire était un vieux magicien qui insufflait des globules de savon et les lançait ensuite dans l'infini. Affaibli sans

140 LES MYSTÈRES DE L INFINI.

doute par l'âge, le vieillard, malgré ses bésicles, ne s'apercevait pas qu'un peu au-dessous de lui un petit démon attendait les globes au passage pour les colorer à

sa manière , et y jeter toutes sortes d'éléments de trouble et de confusion.

A peine les bulles de savon passaient-elles à portée de son chalumeau, qu'on pouvait distinguer à travers

LES MYSTÈRES DE l'iNFINI. 141-

le prisme de leur enveloppe les scènes qui devaient former plus tard les péripéties les plus ordinaires du théâtre humain. L'Amour et la Jalousie y jouaient le rôle le plus important, et ceci n'étonnera personne quand on saura que le malicieux démon qui surprenait ainsi l'enfantine bonne foi du magicien était une femme.

Hahblle fut sur le point de prévenir le magicien du tour qu'on lui jouait ; mais la rapidité de sa course l'en empêcha. D'ailleurs un nouveau spectacle vint le distraire : distraction coupable , qui a empêché cette fois encore l'humanité de se soustraire au joug des mauvaises passions, et de jouir des bienfaits de cet âge d'or depuis si long- temps promis à sa patience. Pour sauver les hommes, il s'agissait tout simplement de briser un faible tube de verre ! Les sages ne se consoleront pas de la négli- gence de Hahblle. Qui le croirait \ En ce moment solennel , il aima mieux faire le badaud devant un saltimbanque.

Au sommet d'une planète assez vaste, un prestidigi- tateur équilibriste se livrait à tous les exercices de son métier. Jamais jongleur indien ne déploya autant de dex- térité ni de souplesse. Par devant, par derrière, il faisait sauter des boules et les recevait dans la main , ou les retenait immobiles sur son nez. Ces boules n'étaient rien moins que des univers. C'est ainsi que Hahblle fut initié à la grande loi de l'équilibre des mondes , non point toutefois sans avoir couru un très-grand danger. En gravissant l'endroit de la planète que les anciens appe-

142 LES MYSTÈRES DE L INFINI.

laient culmeii , un aérolithe , connu par les savants sous

le nom de croix d'honneur, passa à quelques lignes de sa tête; si l'inclinaison de son front, à gauche, eût été un peu plus sensible , c'en était fait de lui. Malheur au mor- tel sur la tête duquel l' aérolithe a opéré sa descente !

LES MYSTÈRES DE LINFINI. 143

Vers le soir, le courant atmosphérique perdit un peu de sa force. Hahblle se rapprocha de la terre, et reconnut même la forme de certaines montagnes qu'aucun voyageur n'a encore découvertes. Entre deux pics , un énorme soufflet étalait son ventre monstrueux. Au moment il se demandait à quoi pouvait servir un pareil ventilateur, un sourd mugissement se fit entendre; la monture de Hahblle reçut une commotion tellement violente qu'il se vit sur le point d'être brusquement aplati sur les toits d'une ville. Heureusement le vent changea de direction. Hahblle fut sauvé , mais la ville fut bouleversée en moins d'une seconde. Enseignes, cheminées, chapeaux, man-

chons, ombrelles, parapluies, perruques, tout fut enlevé. Personne ne pouvait tenir dans les rues,

144 LES MYSTÈRES DE L INFINI.

Hahblle comprit alors que le soufflet qu'il venait de voir avait remplacé les outres d'Eole, et que désormais il connaissait seul l'origine des ouragans. Si les instru- ments indispensables en cette circonstance ne lui eussent manqué , il n'eût pas omis de relever soigneusement la position du soufflet à ouragans pour l'indiquer ensuite sur toutes les cartes ; mais il se consola en songeant que les hommes seraient peut-être parvenus à le détruire, ce qui aurait supprimé immédiatement une quantité de métaphores indispensables à la littérature , et une grande partie des bénéfices des industriels qui s'occu- pent d'enseignes, de chapeaux, de perruques et de parapluies.

Une minute de plus, et le globe était déraciné. Mais la tempête s'arrêta. Mollement appuyée sur un oreiller de nuages que le soleil couchant entourait de franges d'or, au milieu de l'espace, la tête blanche et timide d'une jeune fille apparut aux yeux de Hahblle. C était la lune nouvelle, dite de miel par les poètes, qui se mirait dans un lac en attendant son époux, pour voir s'il la trou- verait belle.

La présence de la lune suffit pour ramener la paix parmi les éléments ; ils firent silence pour l'admirer, et Hahblle reprit son vol dans les cieux.

LES

Oh ! lorsqu'on a souffert ces cruelles chaleurs , Quel plaisir de goûter le doux parfum des fleurs , De respirer le frais au bord d'une fontaine ! Au murmure des eaux qui courent dans la plaine , On ferme sa paupière ; on cherche à sommeiller, En passant sous sa tète un bras pour oreiller. Après souper on prend ses enfants et sa femme , l'ue douce fraîcheur pénètre jusqu'à l'âme ; On va chanter sous l'ombre avec tout le hameau , Et la jeunesse danse au son du chalumeau.

Les Plaisirs de l'Eté décrits dans l'Almanach des Muses.

L'hiver on se balance , on croise les deux bras , On s'en bat sous l'aisselle , et l'on vient à grands pas Se dégourdir les mains dans les mains de sa femme, On prend uue bourrée , on l'allume , et la flamme , Qui pétille et qui jette une vive clarté , Tout à coup dans les cœurs ranime la gaité. On entretient son feu de quelque bonne souche ; De tout son appétit on soupe , et l'on se couche.

Les Plaisirs de l'Hiver, tirés du même almanach.

Le printemps à ce qui respire Prête uu charme toujours nouveau ; Tout vit sous son heureux empire , Aux champs, à la ville, au hameau.

Par lui le soleil vivifie , Fécoude les fruits et les fleurs , Les réchauffe , les multiplie , Les pare de mille couleurs.

line belle est comme une rose Qui nait au matin d'un beau jour, Et qui n'achève d'être éclose Que par le souffle de l'Amour.

M. Bignan , Vers à une belle qui lui demandait une définition du Printemps.

L'automne s'envole si vite ! Demain nous irons au réveil Toir la dernière marguerite Fleurir sous le dernier soleil.

Daroilhkt et Mail. Sxoltz.

\W\. \\a\\\AYfc ^msç, Ycs» ûUmuU tVuu \uy\vmu ^otm sut Ves Sivisous ,

Tout à coup on entendit retentir dans l'espace ce cri lamentable : J'ai oublié mon parapluie !

Et les échos de l'infini répétèrent : Mon parapluie ! Mon parapluie !

Qui poussait cette exclamation ! C'était Hahblle.

i"

146 LES QUATRE SAISONS.

Il en avait le droit , car l'infortuné était percé jusqu'aux os ; ses cheveux ruisselaient de pluie. Aucun nuage cepen- dant ne se montrait à l'horizon ; d'où pouvait donc venir cette ondée subite \ En levant les yeux au-dessus de lui , Hahblle eut l'explication de ce phénomène bizarre. Il se trouvait placé sous le jet continu d'une pompe aspirante et refoulante. Holà ! dit-il à l'individu qui la faisait mouvoir , prenez donc garde ; on n'inonde pas ainsi les passants.

Pourquoi passez-vous pendant que je suis dans l'exer- cice de mes fonctions? Je suis le Solstice d'Hiver, et il faut que je pleuve ; c'est mon métier. Allez, et laissez-moi pleuvoir.

Volontiers, reprit Hahblle; et il s'empressa de passer sous une autre zone.

Tout d'un coup une nuée de projectiles fondit sur lui. Son nez en fut atteint avec assez de force pour lui faire pousser un cri douloureux. Il aperçut à sa gauche un gamin qui lui décochait à travers une sarbacane cette tempête de grêlons.

-Est-ce une farce à faire à un étranger? dit Hahblle indigné ; souviens-toi des lois de l'hospitalité.

Je ne fais point de farces et je ne me souviens de rien , si ce n'est que je suis le Solstice d'Été, et qu'il faut me laisser grêler. Tant pis pour vous si vous vous trouvez pendant que je grêle.

Ses habits et ses cheveux avaient à peine eu le temps de sécher, et son nez de se cicatriser, qu'une pluie plus

LES QUATRE SAISONS. 141

fine, plus pénétrante, et moins froide que l'autre , rendit Hahblle à ses souffrances aquatiques.

Morbleu ! s'écria-t-il , il n'y a donc ici que des déluges !

Une voix douce lui répondit :

Vous me prenez pour un déluge , vous avez grand tort; je suis Flore, la déesse du printemps. Jardinière

infatigable , je devance l'Aurore , et je parcours le monde

148 LES QUATRE SAISONS.

pour arroser les plantes. Vous avez reçu quelques gouttes de mon arrosoir céleste, et vous vous plaignez, ingrat, de partager le sort des choux, des artichauts et des laitues. Vous prenez pour la pluie ce qui n'est que le beau temps, c'est-à-dire la rosée. Je devrais vous punir; mais les plantes m'attendent pour faire leur toilette du ma- tin ; je vais orner leurs robes de perles et de diamants. Bonjour, étranger, et mauvais voyage!

Flore se retira courroucée, laissant Hahblle en proie à un étonnement mêlé de crainte et de grelottements, car la rosée ne laisse pas que d'être très-fraîche quel- quefois.

Il aurait bien voulu battre la semelle pour se réchauffer ; mais la chose n'était guère possible. Heureusement, le courant atmosphérique sur lequel il chevauchait rencontra un courant électrique ; tous les deux se combinèrent , et , enfilant un corridor positif, il se trouva transporté comme par miracle dans une espèce d'atelier la chaleur ne manquait pas , vu que l'Eté avait choisi ce lieu pour y fabriquer ses tonnerres.

Depuis longtemps l'Eté était en lutte avec la séche- resse, les melons crevaient de soif, et comme il les aime beaucoup, il était parvenu à grand' peine à rassem- bler quelques nuages suffisamment obèses pour produire un orage. Au premier frottement d'une simple allumette chimique, les tonnerres prirent feu ; pendant une heure ils s'en donnèrent à cœur joie.

Le fluide enlaçait les télégraphes , courait comme un

LES QUATRE SAISONS. 149

serpent de feu sur les créneaux des tours, gambadait au- tour des flèches de cathédrales ; Hahblle était quelquefois tenté d'applaudir à la prodigieuse agilité de l'acrobate électrique. La représentation dura jusqu'à ce qu'enfin

un paratonnerre , lassé de tous ces ébats , prit la foudre

150 LES QUATRE SAISONS.

par les cheveux, et l'éteignit dans un baquet plein d'eau.

Hahblle, placé au centre de l'atelier, commençait aussi à trouver passablement monotone la musique du tonnerre , lorsqu'un éventail , irradié des mille couleurs du prisme, se déploya tout à coup devant lui. Une brise douce et parfumée se répandit dans l'atmosphère , et vint se jouer dans les plis brodés d'une étoffe chatoyante. Hahblle ne vit pas d'abord la main qui le tenait; mais bientôt, à sa chevelure blonde qui flottait au milieu des nuages , il reconnut Iris , qui , surprise par l'orage au moment elle s'acquittait de quelque mission secrète pour Junon , faisait sécher son écharpe au soleil. Six jeunes Nymphes, placées de chaque côté de l'éventail qu'elles venaient d'ouvrir , l'agitaient pour chasser les nuages , qui se hâtaient de disparaître à l'horizon. Les Zéphyrs et les Amours fermaient leurs rifflards et secouaient leur ailes mouillées. Le ciel bleu souriait à la terre , et lui promettait un beau jour.

Hahblle ne put malheureusement jouir longtemps de ce magnifique spectacle, ni rester sous cette zone tempérée il eût fait volontiers élection de domicile. La rapidité de sa course l'entraîna bientôt sous des cieux moins cléments. Tout à l'heure il demandait un parapluie ; quelques instants après , il suait à grosses gouttes ; maintenant il donnerait l'empire céleste pour le moindre paletot.

Assise sur un trône de feuilles sèches , l'Automne , en- tourée de ses filles les bises et de ses fils les aquilons,

LES (QUATRE SAISONS. 151

charme ses loisirs en découpant le givre , les flocons , les

gelées qui doivent faire les provisions de l'Hiver. En attendant qu'il paraisse lui-même , ses courtisans les frimas prennent des glaces. Hahblle put se convaincre que les frimas n'étaient pas morts , ainsi que l'avaient annoncé certains poètes de l'école romantique. Il voulut

152

LES QUATRE SAISONS,

leur adresser la parole et déguster une glace avec eux, mais ses lèvres ne purent s'ouvrir, sa langue resta comme paralysée ; son nez devint blanc et dur , ses mains et ses pieds lui semblèrent de marbre ; son corps n'était plus qu'un bloc de glace : Hahblle, quoique dieu, était gelé.

ait paiiiitiisi

Le Français ne marquis ingénia les Marquises. Boileai;.

Petit blanc , mon bon frère , 4h ! petit blanc si doui , Il n'est rien sur la terre ll'aussi joli que tous.

Une Maboiis*,.

En voyant qu' elles n'avaient sauvé la vie qu'à un homme de cinquante-cinq ans , les faneuses s'enfuirent épouvantées , et Puff se trouva seul.

Tout porte à le croire , ces faneuses étaient des fan- tômes que les dieux, touchés du sort de Puff', avaient envoyés pour adoucir sa chûte.

Son premier soin fut de gravir une éminence , d'où ses yeux découvrirent d'abord un rivage verdoyant sur lequel s'ébattait une foule bruyante d'hommes et de femmes.

Suis-je tombé dans l'île de Calypso ? se demanda Puff; et ses Nymphes se réjouissent-elles avec les compagnons d'Ulysse?

Comme il se posait cette question , des acclamations parties du rivage indiquèrent qu'on l'avait aperçu ; mille

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154 LES MARQUISES.

bras tendus de son côté confirmèrent cette supposition. Dans le même moment, des groupes se dirigèrent vers lui en prenant certaines précautions qui tendaient évidemment à l'empêcher de fuir. En un instant il se vit cerné, et un naturel du pays poussa bravement vers lui , une hache à la main.

Ne me scalpez pas, s'écria Puff, je suis chauve et dieu.

A ce mot de dieu , les naturels poussèrent de nouveaux cris, ce qui prouve qu'ils étaient extrêmement civilisés. Puff put s'en convaincre, du reste, à l'empressement avec lequel on le conduisit sur le rivage , aux soins que l'on mit à faire sécher ses habits et à lui offrir des noix de coco.

Sauvages plus hospitaliers que des montagnards écossais , leur dit Puff, souffrez que je vous remercie et que je vous demande à quelle peuplade vous appartenez, pour révéler au monde ses vertus touchantes.

Nous sommes des Marquis , répondit un sauvage, et nos femmes sont des Marquises. Nous venons d'être incorporés à une grande nation , qui nous assure à tout jamais les bienfaits de la civilisation, et nous célébrons cet événement par des danses et des jeux.

Le sauvage parlait avec la sincérité qui caractérise les hommes primitifs. En effet, d'une extrémité du rivage à l'autre , les danses succédaient aux danses , l'île n'était qu'un vaste bal. Un groupe surtout attirait l'attention générale par la grâce et la légèreté avec lesquelles il

QJJIW illilT tkWK Il LUS MARQUISESi

LES MARQUISES. 155

exécutait les figures les plus compliquées de la choré- graphie civilisée. Danseurs et danseuses étaient costumés avec ce laisser-aller piquant qui caractérise tout commen- cement de civilisation. Les uns cachaient leur nudité avec un simple jabot ; les autres avaient un habit , mais pas de culottes ; celle-ci se faisait un tablier de son éventail ; celle-là avait des falbalas et pas de souliers. Le naufrage d'un baleinier avait mis à leur disposition la défroque d'une troupe dramatique qui allait jouer le vaudeville dix- huitième siècle dans l'Australie. Il n'y avait réellement plus que des Marquis et des Marquises dans les îles de ce nom.

Que ferez- vous , demanda Puff à son guide , quand vous aurez fini de célébrer votre agrégation à une grande nation ?

Nous célébrerons autre chose.

Vous ne travaillez donc pas?

Jamais. Ceci est le pays de l'âge d'or ; un naviga- teur européen l'a appris à nos pères. Depuis, nous vivons en célébrant perpétuellement les plaisirs et l'amour.

On vous fera changer bientôt d'opéra ; en attendant, soyez heureux.

Tâchez de l'être à votre guise ; il faut que je vous quitte pour aller danser... Et le sauvage s'éloigna en fredonnant :

Célébrons en ce jour Le plaisir et l'amour.

Puff continua sa course. Au détour d'un bois de

156 LES MARQUISES.

cocotiers , un grand bruit se fit entendre. Des femmes du pays poursuivaient des matelots ; deux d'entre elles , plus agiles que les autres, s'étaient emparées d'un fugitif et avaient jeté sur lui l'ancre d'amour.

Des Européens ici ! se dit Pufï , je suis perdu. Si ces femmes m'aperçoivent, je suis plus perdu encore ; et je n'ai pas le moindre manteau à laisser entre leurs mains. Comment faire ?

Un autre se serait mis à courir ; Puff tira quelque chose de sa poche, et il s'assit en s'écriant : Sauvons ma vertu !

ET

Sans les grands, il n'j aurait point de petits. Un Grand.

Sans les petits, que deviendraient les grands? ' Un Pktit.

. Vu\\ (Ucmvm tois \vu o\ou<\^ AAUs Va taus^ ymm,n A* touUs Vus &\%V\uc\\ou% sodaUs, û m ?>ouc^ ^a% à \râ uut cwnW&w Va -dessus.

c

Un jet vigoureux du mécanisme à ressort dont nous lui avons déjà vu faire un si judicieux emploi , lança Puff à travers l'océan , et le déposa à quelques mille kilomètres de là, au milieu d'une île assez semblable pour la végétation à celle qu'il venait de quitter. Voyant que ses membres et sa vertu étaient saufs, il n'eut rien de plus pressé que de se répandre dans le pays pour y moissonner des obser- vations , ainsi qu'il convient à tout voyageur philosophe.

Une longue allée couverte de promeneurs lui indiqua qu'il ne devait pas être éloigné d'une ville importante. Des dames , des messieurs marchaient à la file les uns des autres d'un pas fier et majestueux. Les gestes , la démarche , l'allure de cette foule sentaient l'aristocratie d'une lieue. Sans même faire attention à leur taille, qui était vraiment remarquable , on voyait que les gens qui

158 LES GRANDS ET LES PETITS.

s'étaient donné rendez-vous dans cette promenade ne pouvaient être que les grands du pays.

La présence de PufF sembla causer un certain éton- nement parmi les promeneurs. Les uns le toisaient dédai- gneusement , les autres se baissaient pour le considérer

LES GRANDS ET LES PETITS. 159

d'un air de pitié insolente. Puff entra dans la ville sans comprendre les motifs d'un tel accueil.

Ce fut bien autre chose quand il eut mis le pied dans la première rue : ouvriers , porteurs d'eau , gens du peuple le regardaient avec des yeux effrontément railleurs , et poussaient des éclats de rire. Voilà une hilarité bien extraordinaire , se dit Puff ; il me semble que ce serait bien plutôt à moi de me moquer de ces avortons si

rapprochés du sol. Singulier pays, l'on ne voit que hauteur et abaissement ! Les grands sont orgueilleux et les petits impolis : c'est donc ici comme partout !

En continuant sa course , Puff fut constamment ac- cueilli de la même manière et frappé du même spectacle. Tous les gens qui ne faisaient rien étaient très-hauts , et

160 LES GRANDS ET LES PETITS.

tous ceux qui travaillaient étaient aplatis. Au moins , pensa Puff, la nature a pris soin ici de tracer elle-même une infranchissable ligne de démarcation entre les deux classes de la société ; les grands et les petits portent leur étiquette sur leur dos ; pas moyen de se méprendre.

A peine le docteur avait-il achevé cette pensée , qu'il aperçut un de ces grands près de franchir la ligne de démarcation , et faisant fort activement la cour à une petite ouvrière. Plus loin , un homme de la classe basse déclarait ses sentiments à la fille d'un grand, qui l'écou- tait complaisamment , et cela au grand désespoir de leurs familles respectives.

LES GRANDS ET LES PETITS . 161

Oh ! oh ! des mésalliances ! se dit Puff ; mais je serais bien bon de m'en étonner : il y a des grands et des petits , il faut bien aussi qu'il y ait des moyens , et comment s'en procurerait-on sans les mésalliances ? Grands , Moyens et Petits , voilà tous les degrés de l'échelle sociale. Les intermédiaires sont les plus malheureux , placés sans cesse entre les dédains des grands et les moqueries des petits. Il est clair qu'à ma taille on m'a pris pour un milieu. De mon entrée peu agréable dans cette île , qui , en raison de sorî organisation métaphorique , ne peut porter qu'un seul nom.

Terre inconnue, ajouta Puff, je te baptise, comme c'est mon droit et mon devoir,

QL[E DU L/h i@©|]ÉT[L

Puff avait raison ; on ne le prenait pas pour un étran- ger , mais pour un individu appartenant à la classe moyenne : il s'en aperçut aux difficultés qu'il éprouva pour être admis parmi les grands. Son titre de docteur ne lui fut pas inutile. De tout temps et dans tous les pays , les gens de la classe moyenne ont embrassé les professions libérales. S'il n'était pas accepté comme homme , il fut reçu comme médecin.

Grâce à sa spécialité scientifique, Puff put voir fonc- tionner à nu la machine sociale. Dans les grandes comme dans les petites choses , il fut frappé de l'antagonisme

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162 LES GRANDS ET LES PETITS .

qui régnait entre les deux classes. Jamais les grands ne dépouillaient leur air de supériorité vis à vis des petits. Il fallait voir comment ces gens -là accueillaient leurs fournisseurs ; jamais aristocratie ne se montra plus exi- geante ; modistes, tailleurs, chapeliers n'étaient que les serfs , les vassaux, les hommes -liges de ces messieurs et de ces dames En voyant la physionomie de ces privilé- giés de la taille , Puff comprit d'où était venu l'usage d'appliquer à certains nobles, ou à certains personnages haut placés , les titres de Grandeur ou de Grandesse , d'Altesse ou de Hautesse.

Ce serait bien le cas, pensa Puff, de faire paraître un léger discours sur l'inégalité des conditions ; mais je ne connais pas ici d'académie pour le couronner , et je n'ai lu dans aucun juuinal qu'on eût proposé un prix de cinq cents francs sur ce sujet.

Réfléchissant ensuite que la liberté de la presse ne pouvait exister dans un pays la noblesse se mesure au mètre , il laissa reposer son éloquence et renonça à l'idée de faire concurrence aux huit cent soixante-douze philosophes qui ont écrit des in-folios sur l'égalité ou l'inégalité , ce qui philosophiquement revient parfaitement au même.

L'inégalité dans les droits frappe bien moins que l'iné- galité dans les plaisirs ; Puff fit cette remarque à propos de la chasse. De tous les privilèges de la noblesse celui dont elle se montre le plus jalouse , c'est le droit de chasse ; de tous les droits dont le peuple est privé celui

LES GRANDS ET LES PETITS. 163

qu'il désire le plus conquérir est le droit de chasser. On n'a pas encore suffisamment étudié l'influence des lapins, lièvres et perdreaux en matière de révolutions. Trois petits ayant été surpris en flagrant délit de braconnage furent

condamnés aux galères à perpétuité , suivant les pres- criptions paternelles d'un code emprunté à un des meil- leurs rois dont s'honore un pays qu'il est inutile de nommer. Cette punition draconienne excita une émeute, les petits menacèrent de se retirer sur le mont Sacré ; mais on ferma les portes de la ville, et la guerre fut étouffée à domicile. La force armée resta sur pied toute la nuit , au point du jour les trois délinquants furent tranquillement dirigés vers le bagne, et le peuple apprit avec étonnement à son réveil qu'il avait essayé la veille de faire une révolution.

Puff avait contracté dès son enfance l'habitude de se livrer à des monologues plus ou moins récréatifs. Nous

164 LES GRANDS ET LES PETITS.

allons citer le court entretien qu'il eut avec lui-même , après avoir été témoin d'un duel entre un grand cavalier et un petit fantassin.

Que d'éléments de désorganisation , se dit-il , dans cette république ! car toutes les aristocraties sont des républiques.

L'armée elle-même , qui fait la force des états , est divisée en deux camps qui se livrent une guerre per-

LES GRANDS ET LES PETITS. 165

pétuelle. Quand ils ne font pas la cour aux bonnes d'enfants, ce suprême délassement des braves de toutes les contrées,

les soldats se battent à outrance. C'est la taille qui est cause de toutes ces querelles. Il faut avouer que, parmi toutes les bizarreries de la nature , il n'en est pas de plus bizarre que celle d'avoir créé des hommes grands et petits à perpétuité ; on pouvait s'y prendre , il me semble , d'une

166 LES GRANDS ET LES PETITS.

façon moins absolue pour constater les droits de la nais- sance et les privilèges de l'hérédité.

Puff, frappé de l'inconvénient qui résultait pour la sûreté de l'état de voir le duel se perpétuer au sein de l'armée, s'occupa, en excellent philanthrope qu'il était, de remédier à cet abus, et rédigea un projet de loi conçu en ces termes :

Article Premier.

Tout militaire qui se sera battu en duel sera condamné à raser le côté droit de sa moustache.

Cet article devant suffire à couper le mal dans sa racine , les autres articles sont supprimés.

Puff soumit ce projet au gouvernement ; mais le gou- vernement lui répondit que les gens de la classe moyenne n'avaient pas le droit de se mêler des affaires publiques. Il se rendit chez le Roi. Au lieu d'un sceptre , ce monar- que tenait un mètre à la main. Le Roi daigna avertir le docteur que , s'il s'avisait encore de rédiger quoi que ce fût , il l'enverrait dans une Bastille se distraire en appri- voisant des araignées.

Les soldats continuèrent donc à s'estramaçonner en paix à l'abri d'une législation protectrice. Les grands ne ces- sèrent pas d'accaparer tous" les emplois militaires de quel- que importance, y compris celui de tambour-major; un grade aussi haut leur convenait parfaitement.

168 LES GRANDS ET LES PETITS.

Voyant qu'il ne pouvait ni faire cesser l'inégalité des classes, ni mettre un terme à l'abus du duel , ni contri- buer d'une façon quelconque au bonheur de gens qui lui avaient accordé une hospitalité si peu touchante , Pufï résolut de leur tirer sa révérence , et de les planter là.

Si parva lie et eomponere magnis.

Autrement dit, s'il nous est permis d'employer une si haute métaphore pour de si petites choses1.

<»C»c

1 Assez et trop longtemps le Crayon a permis que la Plume , au mépris des solennelles conventions placées en tête de ce volume , se livrât à une foule de citations plus ou moins tirées de l'antiquité. Obligé d'accepter les faits accomplis , le Crayon déclare qu'à l'avenir il effacera avec le canif et le caoutchouc , unguibus et rostro , tout ce qui de près ou de loin ressemblerait à une violation du traité conclu avec la Plume. Un Autre Monde doit rester exclusivement français. Le public est prié de ne pas prendre pour une citation les quelques mots latins placés dans cette note.

LA

«111 EHÏI

->otrc pajs esl en arrière de six mille ans sur tout le reste du globe Us jevxe Mandarin-.

Vive le Champagne! Ce Tin pétillant Châteaux en Espagne Fait faire souvent.

Un Magot.

Palsembleu ! s'écria Puff en repliant son mécanisme et en le renfermant soigneusement dans sa poche , je crois que je suis en Nankinie ! Pour faire des voyages agréa- bles , il n'est rien de tel que de ne pas savoir l'on va.

Ce premier moment d'enthousiasme passé , le docteur fit une foule de réflexions toutes moins rassurantes les unes que les autres ; il se remémora tout ce que les voya- geurs ont écrit sur la haine que les Pékinois professent pour les étrangers , et le résultat de ses réflexions fut qu'il s'estimerait très-heureux s'il en était quitte pour la cangue à perpétuité , supplice ingénieux qui consiste à placer autour du cou d'un individu une solive pesant une quantité illimitée de kilos.

Le docteur songeait déjà à recourir à son appareil

22

170 LA JEUNE CHINE.

locomotif, lorsqu'il aperçut un groupe de Chinois qui se dirigeaient vers lui en poussant de grands cris.

Il n'est plus temps ! dit le docteur , ces gens-là m ont reconnu ; je sens déjà la cangue sur mes épaules , à moins cependant que le mandarin du lieu ne préfère m' enfermer dans une cage de fer et me montrer comme un animal rare dans toute la contrée.

Or ces gens qui effrayaient tant le vénérable Puff étaient tout simplement des fumeurs d'opium qui se livraient à la joie de l'ivresse. Ils sautaient, caracolaient, gesticulaient, et chantaient des gaudrioles , ainsi qu'il convient à des gens privés de leur raison. Contrairement à l'usage gé- néral, il paraît que ces fumeurs avaient l'opium gai. 'Ils passèrent sans s'apercevoir seulement de la présence de Puff ; l'un d'eux cependant , cédant à l'influence du nar- cotique , s'étendit dans un fossé , et s'endormit en criant à tue-tête qu'il était dans le paradis.

Puff était trop intelligent pour ne pas voir son salut dans la chute de ce Chinois. Il s'avança, le dépouilla de ses vêtements , mit les siens en paquet auprès du dormeur , et le laissa dans le fossé, c'est-à-dire dans le paradis.

A la queue près, Puff faisait un Chinois fort passable. Usant du don précieux des langues qu'il avait reçu du ciel , il se dirigea vers une pagode qu'il apercevait dans le lointain ; cette pagode n'était autre chose que la maison d'été d'un riche marchand, qui déjeunait tran- quillement en famille dans un pavillon placé à l'entrée de son habitation.

LA JEUNE CHINE.

17 1

Goddam ! fit le Chinois à un de ses domestiques ; allez dire à cet étranger que personne ne passe devant la porte de Ki-Li-Fi-Ki quand il déjeune , sans partager son déjeuner. .

Cette offre était trop inespérée pour que Puff ne l'ac- ceptât pas avec empressement.

Konfutzée a écrit : « Maudit soit celui qui interroge son hôte » ; asseyez-vous donc et mangez , quels que soient votre pays et votre nom. Que puis-je vous offrir? ajouta Ki-Li-Fi-Ki ; voulez-vous un beefsteack , une

172 LA JEUNE CHINE.

anguille à la tartare , ou bien une salade de homards \

Je me contenterai d'une tasse de thé, répondit Puff, qui voulait flatter l'amour-propre national de son hôte.

Du thé ! reprit dédaigneusement Ki-Li-Fi-Ki ; fi ! vous êtes un homme rétrograde ; nous autres gens de progrès, nous avons renoncé à cette boisson insipide. On vous en servira pourtant, car ma famille a conservé la déplorable habitude d'en boire cinq ou six fois par jour. Je vois bien que les idées nouvelles n'ont point pénétré jusqu'à vous ; sans doute vous êtes pour l'ancienne cui- sine ; vous aimez les omelettes de vers à soie , les coulis de cloportes , les fritures de sauterelles , les compotes d'yeux de perroquets, et les côtelettes de chien. Qu'on apporte à mon hôte un entre-côte d'épagneul.

La salade de homards ne me déplaît pas, et si...

Bravo! j'aime qu'on se rallie au progrès; vous êtes mon hôte à perpétuité. Vous accepterez aussi une demi-tasse.

Volontiers.

Et le petit verre ?

Très-volontiers.

A merveille. Ce soir nous sablerons le Champagne; voilà mon opium.

On ne pouvait trouver un Chinois plus accommodant. Ki-Li-Fi-Ki expliqua à Puff qu'il faisait partie de la Jeune-Chine , qu'il soutenait les principes de la civilisa- tion européenne , et que tous les jours il recrutait un si grand nombre de partisans , que déjà il avait pu orga-

LA JEUNE CHINE.

173

niser une garde nationale dont il s'était nommé colonel.

Pour faire honneur à l'étranger , Ki-Li-Fi-Ki passa le jour même une grande revue ; ce qui procura au docteur le plaisir de voir la Jeune-Chine sous les armes.

Dans la demeure de Ki-Li-Fi-Ki tout dénotait les habi- tudes les plus avancées. Il avait réduit le nombre de ses femmes à vingt-quatre ; il leur permettait de marcher et de porter de simples brodequins en soie ; il mangeait avec des fourchettes ; sa fille aînée jouait du piano , et son fils aîné étudiait les belles manières de l'Europe en faisant danser des poussahs.

174

LA JÇUNE CHINE

Après dîner et comme ils étaient arrivés au dessert , Ki-Li-Fi-Ki dit au docteur :

Maintenant que nous avons sablé le Champagne , la civilisation m'ordonnerait de vous chanter une petite chan- son pour rire ; mais il faut que nous allions au théâtre ; hâtons-nous , car l'on va bientôt commencer ; je vous chanterai deux chansons demain. '

Pour se rendre au théâtre , ils traversèrent une pro- menade où l'élite de la fashion se donnait rendez-vous tous les soirs. De tous côtés on ne voyait que des Jeunes- Chines des deux sexes ; l'influence de l'Europe se faisait sentir dans le sous-pied et dans le mantelet ; l'œil de Ki-Li-Fi-Ki rayonnait en voyant ces témoins irrécusables de la puissance réformatrice.

LA JEUNE CHINE.

10

Le programme qu'on distribuait était ainsi conçu

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OMBRES FRANÇAISES

@@LIIM ©AT §Â IMlilbM^UKI

COMÉDIE EN DEUX ACTES MELEE DE COUPLETS

V>v\\v* v&UtwiVU* , Voûter tmuUm »k* d t\uot4n\V«,s

11 M . les militaires au-dessous de sepl ans ■I les enfants non gradés no paieront que moitié place.

176 LA JEUNE CHINE.

La représentation fut des plus animées. L'apparition du commissaire souleva des rires inextinguibles. Dans les entractes c'était de toutes parts un feu croisé de binocles et de lorgnons. Plusieurs couplets furent bissés. Après le spectacle on donna une sérénade au directeur, qui con- sentit à continuer ses représentations sans augmenter le prix des places.

Une garde nationale , un théâtre , des sous-pieds , des mantelets! s'écria Ki-Li-Fi-Ki en sortant avec Puff, il ne nous manque plus rien pour être à la hauteur de la civilisation.

Il vous manque quelque chose , mon cher hôte , répondit Puff.

Eh quoi donc , s'il vous plaît ?

Un journal qui publie des romans en feuilletons et des livres illustrés.

Vous avez raison , reprit Ki-Li-Fi-Ki consterné ; j'aviserai !

UNE JOURNÉE

A

Qui nous ramènera les Grecs ri les llomaius 1

Poa SAItD «

Il n'v a d'antique que la mode d'hier.

Alexandrie Si

Le soir était venu ; la vue des animaux commençait à me fatiguer ; je voulais voir des hommes. Profitant de la fraîcheur pour me mettre en route , je me dirigeai vers le midi sans lanterne , quoique je fisse la même recherche que Diogène.

Abandonnant déjà son alcove d'azur, L'Epouse de Tithon régnait dans le ciel pur,

lorsque je me trouvai au milieu de fertiles guérets. Un jeune berger, assis devant sa chaumière couverte d'un toit de gazon, coopertum cespite culmen, m'offrit l'hos- pitalité d'un déjeuner composé de fromage, pressi copia lactis. Après lui avoir voté de nombreux remerciements, je lui demandai le nom de la contrée.

178 UNE JOURNÉE

Jeune étranger, me répondit-il , permets-moi avant tout de marquer ce jour avec un caillou blanc; la journée doit être heureuse qui commence par l'hospitalité. Mortel chéri de Jupiter, cette contrée s'appelle l'Antiquité; c'est ici que nous cultivons paisiblement la tradition , loin de tous les explorateurs , commentateurs , annota- teurs, expurgateurs. Le passé et le présent se confondent ici dans une aimable alliance. Notre rôle est de montrer comment se tiennent tous les anneaux de la chaîne de la tradition, et comment la forme nouvelle se relie à la forme ancienne ; nous vivifions l'esprit moderne au con- tact de l'esprit antique. Si vous compreniez le langage philosophique, je vous dirais que notre vie est une palin- génésie progressive et permanente. Du reste nos mœurs sont douces , et le joug de ceux qui nous gouvernent n'est point pesant. Nous naissons tous égaux et acadé- miciens ; nous vivons tous comme au temps de Saturne et de Rhée. Tel que tu me vois, je coule en paix mes jours avec ma femme l'Idylle, et nous formons tous les deux la plus heureuse Eglogue du pays , dont tous les habi- tants sont des Bucoliques. La guerre et ses fureurs nous sont complètement inconnues; jamais les noires Furies n'ont secoué leurs flambeaux sur ces paisibles contrées. Toutes les fois que nous rencontrons un ami, après lui avoir serré la main , nous l'invitons poliment à faire assaut de poésie :

Boni (juoiiiciiri ccnveniimis ambo, Tu calamos inâare levés, ego rîicere versus.

A RHECULANUM. L79

Le premier Faune que nous trouvons sur notre passage décerne la palme du combat, et nous continuons notre chemin. Tels sont les plaisirs des habitants de cette con- trée, bien plus heureuse que la Bétique. La capitale de l'Antiquité se nomme Rheculanum , elle est située à quelques stades de ma chaumière ; tu peux y arriver avant que la troisième heure fatiguée ait quitté la troupe joyeuse de ses sœurs escortant le char du Soleil.

Adieu donc, mon hôte, m'écriai-je; il faut partir.

Attends , reprit-il , le costume que tu portes n'est pas suffisamment mélangé de passé et de présent pour paraître conforme à la tradition ; garde ta polonaise , mais consens à revêtir ce laticlave très-peu teint dans la pourpre de Tyr; c'est ma femme qui l'a tissé. Maintenant, jeune étranger, tu peux pénétrer sans danger dans la ville sacrée; pars, et que les dieux te soient favorables!

Au bout de deux heures, je posai mon cothurne pou- dreux dans les rues de la capitale de la tradition. Les mœurs antiques y florissaient dans toute leur pureté ; l'encens des sacrifices s'échappait en bouffées odorantes de la porte des temples ; le peuple se rendait sur les places publiques pour recevoir sa ration de froment ; à chaque coin de rue, des individus couronnés de lierre récitaient des vers et vendaient de la poudre persane ; on lisait sur des enseignes Bureau d'esprit , et la foule s'y rendait pour acheter des odes , des madrigaux , des épîtres , qu'on lisait ensuite aux repas, aux bains, aux forums. Au pied d'un temple de Jupiter , des barbiers tondaient , rasaient ,

180 UNE JOURNÉE A RHECULANUM.

épilaient les crânes antiques pour la bagatelle de deux- sesterces , tandis que les coiffeurs démêlaient et frisaient

les chevelures des femmes. Livrant ma tête au plus habile coiffeur, je lus dans les papy ri pub/ ici un charmant feuille- ton sur une atellane représentée la veille, et sur les jeux du Colysée; on y vantait beaucoup deux petits grecs [Grœculi) chargés des principaux rôles , et l'on y éreintait deux lions de l'Atlas qui n'avaient pas su mettre dans leurs rôles toute la passion et tout l'acharnement qu'ils comportent.

A la quatrième page du journal était un article intitulé :

-a Q- £-

CIRQUE-OLYMPIQUE , DE LA 2me HEURE A LA 6'ne. PRIX DES PLACES : 6 AS.

Vwmwrc Vax Vie

Duels de gladiateurs.

Naumachie. Joule des deux Phéniciens.

Danseuses de Cadix.

Luîtes à la greque.

jltoloé , chanson ionienne avec accompagne- ment de lyre par le sénateur Strabonius. Course de chars.

Combat d'un Rhinocéros contre un Serpent boa.

FORUM

De la 4mc heure à la 5me. Tout le monde est admis. Ou décerne aujourd'hui le prix de dix mille drachmes à la meilleure tragédie.

182 UNE JOURNÉE

Voilà qui doit être un spectacle assez nouveau, pensai -je aussitôt , et , mettant soigneusement mon papyrus publiais dans ma poche, je me dirigeai vers le forum.

L'urne du scrutin était dressée sur une petite colonne en face de la tribune de l'édile. Quand les aruspices eurent consulté le vol des oiseaux, le vote commença et chaque citoyen vint déposer son suffrage.

Qui pourra redire jamais les émotions qui régnèrent dans la foule au moment l'on dépouilla le scrutin? Les concurrents sont au nombre de trois. Chacun a sa

A RHECULANUM. 183

faction dans le peuple. Les uns tiennent pour Ctésiphon , l'incomparable auteur de Rembrodivarius V Allobroge ; les autres portent aux nues Iopas , qui a mis en scène Pélops , ou le Festin des Atrides ; ceux-ci n'ont d'ap- plaudissements que pour le divin Nictesyllon , auteur de V Epouse innocente et coupable. Chacun vocifère, on se heurte, on se mêle, on en vient aux mains. Tels les flots de l'Adriatique s'agitent avant que Neptune élève sur eux son redoutable trident.

L'édile vient de lire le dernier bulletin. Nictesyllon l'emporte de deux mille trois cent soixante-douze voix sur ses concurrents. On l'entoure, on le couvre de fleurs et de couronnes, on le porte en triomphe chez lui. Outre le prix de dix mille drachmes, le sénat académique déclare qu'il aura le droit, en rentrant le soir dans ses lares, de se faire escorter par deux esclaves armés de flambeaux et quatre joueurs de flûte payés par la république des lettres.

Le jour même, sur les places publiques, des déclamateurs ambulants récitaient des fragments de V Épouse innocente et coupable; l'un d'eux fit une recette de mille as : ce qui n'empêcha pas un rival jaloux de faire circuler l'épi- gramme suivante, qui fut généralement attribuée à Iopas;

L'Epouse innocente et coupable, Et je le dis sur mon honneur, N'offre à tout juge raisonnable Qu'un seul coupable; c'est l'auteur.

184

UNE JOURNEE

Le succès de l'Epouse innocente et coupable avait mis une telle exaltation dans le cœur de toutes les femmes, que , comme je voulais entrer dans un magasin de modes pour dire quelques douceurs à la domina du comptoir, ainsi que l'exige la tradition, les ouvrières, les nourrices avec leurs carlins, sortirent en foule sur le seuil, et en farouches Lucrèces menacèrent de se tuer si je faisais un pas en avant.

A RHECULANUM. 185

J'avais lu V^'rt d'aimer d'Ovide; plein de respect pour le beau sexe, et plus poli que Sextus , je me retirai.

La poussière du Forum m'avait desséché le gosier ; j'entrai dans un café. Puer! m'écriai-je, apportez-moi une glace à la pomme des Hespérides et au rhum.

Absorbé par un flamme qui payait la demi-tasse à deux vestales, le garçon ne prenait point garde à moi.

186

UXE JOURNÉE

M acte anima, generose puer,

lui criai-je impatienté; cet hémistiche lui donna des ailes. Au bout de cinq minutes j'avais pris une glace à l'orange dont le parfum eût fait envie aux dieux et honte à Tortoni.

Il s'agit maintenant de terminer sa journée. Vers quels lieux le seigneur Krackq semblable aux immortels portera- t-il ses pas !

Je tirai mon journal de la poche de ma toge, et je con- sultai la Journée de l'Etranger.

OUVERTS JUSQU'A LA SEPTIÈME HEURE.

Bain d'eau de Tibre 50 as.

Bain d'eaux minérales de P^estum. . 5 sesterces.

Bain algérien 20 drachmes.

Bain russe 10 roubles.

Bain chinois 1 taël.

Bain de Barèges 2 fr. 50 c.

Les objets de consommation se paient en sus.

Quant à moi je préférai le bain de rivière, plus con- forme à mes goûts et à mes moyens. Je ne connais pas de manière plus agréable de tuer le temps, que celle qui

consiste à rester dans l'eau, en se livrant aux charmes

A RHECULANUM . L87

de la conversation; c'est ainsi que les Tritons, fils de Neptune, s'amusent au sein du liquide élément. Il est doux ensuite de sécher avec le lin les perles qui découlent sur ses épaules humides ; il est doux de boire un petit verre pour lutter contre la fraîcheur des embrassements de la Naïade. Heureux qui contemple du haut du bain , en fumant son cigare, ceux qui piquent des têtes et luttent contre le courant!

188 UNE JOURNEE

En sortant du bain, je vis une foule énorme rassemblée devant un marchand d'estampes; on s'écrasait pour voir le portrait du divin Nictesyllon. L'auteur de l'Épouse innocente et coupable était représenté dans son ménage, mangeant une soupe aux choux avec sa femme et son gamin.

Le Soleil allait se jeter dans le sein de Téthys, c'était l'heure ou s'élève le vent vespertinus et l'ombre s'allonge dans les vallées ,

Alfisque cadunt de montibvs umbrœ.

Que faire ? et quels conseils va me donner la Journée de F Etranger au moment la nuit commence pour tout le monde ?

Voici ce que je lis dans ce guide :

DR LA lme A LA 8mP HEURE, Via Laela, Pénales w 7.

Quelle est cette Pannichis, et par qui me faire présenter chez ellet

Par moi , répondit un passant qui avait entendu mon exclamation. Cette Pannichis est ma femme ; j'ai précisément besoin de faire constater le flagrant délit , vous me servirez de témoin.

Eh quoi ! dans cette cité antique et traditionnelle , toutes les femmes ne sont pas des Lucrèces !

A RHEÇULANUM . 189

Vous allez en juger.

Pannichis , quand nous entrâmes chez elle , était à sa toilette. Un bijoutier essayait des bagues d'or à ses pieds; et elles étaient toutes trop petites. Tous les lions de la tradition étaient réunis autour de sa chaise d'ivoire ; l'armée,

la robe, la finance, le sénat (S. P. Q. R.), lui faisaient une cour assidue. Pannichis , après avoir quitté l'atrium conjugal, était devenue une des lorettes les plus à la mode de l'Antiquité. Son mari voulait obtenir le divorce; il se

190 UNE JOURNÉE

jeta comme un furieux au milieu de l'appartement. Je profitai de la confusion générale pour m' esquiver promp- tement, ayant trop peu de temps à passer au milieu de la tradition pour le perdre dans les fastidieux détails d une procédure en séparation de corps.

Je suivis la litière d'un sénateur qui se faisait conduire au théâtre. L'esclandre du mari de Pannichis était déjà connu ; on ne parlait que de cela au foyer. Le divin

A RHECULANUM. 191

Nictesyllon, lui-même, paraissait complètement oublié. O vanité de la gloire! c'est ainsi que procèdent les hommes et la tradition.

On jouait Phèdre, le triomphe d'une jeune actrice chérie de Melpomène et nommée Leucothoé; le public semblait plus froid que de coutume. La grande scène de l'aveu à Hippolyte, dans laquelle mademoiselle Leucothoé se surpassa, ranima un moment l'attention du public. Elle dit d une façon surprenante la fameuse tirade :

Oui , prince , je languis , je brûle pour Thésée , Non point tel que l'ont vu souvent les boulevards , Sur mille objets divers jetant mille regards , Et de plus d'un Dandin déshonorant la couche , Mais fidèle , mais fier , et même un peu farouche ; Charmant , jeune , traînant ses sous-pieds après soi , Tel qu'on dépeint Arnal , ou tel que je vous voi. Il avait votre port , vos yeux et votre twine , Et vos guêtres de cuir d'une coupe divine , Lorsque de notre Crète il traversa les flots , Digne sujet des vœux des filles de Minos. Que faisiez-vous alors? Pourquoi sans Hippoly te Des héros de la Grèce assembla- t-il l'élite? Pourquoi , moutard encor , ne pûtes-vous alors Quittant la mutuelle arriver sur nos bords? Par vous aurait péri le monstre de la Crète ; Ariane , ma sœur , vertueuse lorette , Cachant mal à vos yeux son amour incertain , Du peloton fatal eût armé votre main. Mais non : dans ce dessein je l'aurais devancée ,

192 UNE JOURNÉE A RHECULANUM.

L/amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.

Pour vous , prince , pour vous travaillant tous les jours ,

Je vous aurais brodé des bourses en velours.

Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante?

Bretelle de satin , ou pantoufle amaranthe ,

Oui , j'eusse tout donné , mon aiguille et mon cœur ;

En vous seul j'aurais mis mon unique bonheur ,

Et Phèdre , à l'entresol avec vous descendue ,

Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Une triple salve d'applaudissements ébranla la salle. Quand Hippolyte voulut répondre :

Dieux ! qu'est-ce que j'entends ! Madame , oubliez-vous Que Thésée est mon père , et qu'il est votre époux?

il fut impossible de rien entendre. L'ovation décernée à mademoiselle Leucothoé durait encore ; elle se prolongea même à la sortie du spectacle. La tragédienne était à peine montée en char pour se rendre chez elle, que la foule entoura son tandem , détela les chevaux et se mit à leur place. Je suivis quelque temps le cortège ; puis , vaincu par la fatigue, je me dirigeai vers un honnête garni l'on pût m'assurer à un prix modeste l'hos- pitalité antique. Après être monté dans ma chambre, j'invoquai Morphée et je m'endormis du sommeil de la tradition.

MACÉDOINE CÉLESTE.

mm:

L'Amour s'en va-t-en guerre. Mironton ion ton mirontaine.

Gentil B t. io a k .

WNVV. Vou Ob^md. a t\u\s>\ toewm Vvx GYo'vrt,

Ce matin l'Amour est sorti, dès l'aurore , du calice de la rose qui lui servait de lit. vas-tu , petit dieu malin ? Pourquoi comptes-tu si attentivement les flèches de ton carquois t Pourquoi examines-tu si leurs pointes sont bien solides et bien acérées ? Pourquoi mets-tu une corde neuve à ton arc \ Tu trempes tes traits dans une goutte de rosée t Voilà donc le poison dont tu te sers pour envenimer la blessure des cœurs.

Qui se serait jamais douté que la rosée pût servir à

as

194 MACÉDOINE CÉLESTE.

un pareil usage 1 Mais l'Amour connaît mieux la toxi- cologie que tous les professeurs canicides de l'univers.

Voilà Cupidon armé en course ; évidemment il s'en va en guerre. Contre qui ! Personne ne le sait ; raison de plus pour que tout le monde tremble.

La Renommée s'est levée , elle aussi , de bonne heure ce matin ; le préfet de police Mercure lui a délivré sa médaille ; elle a la permission de crier les nouvelles sur toute la surface du globe. La voilà qui embouche déjà sa trompette pour attirer la foule , et pour distribuer ensuite ses célestes canards.

L'Amour la rencontre , et la prie de ne point an- noncer son départ. Cupidon veut voyager incognito ; il n'est jamais plus dangereux que lorsqu'il se cache.

Le Temps , qui va clopin clopant , lui jette en passant un regard dédaigneux ; mais l'Amour se contente de planer en souriant au-dessus du vieillard morose , et l'harmonieux battement de ses ailes semble lui dire : Je ne vieillis pas.

L'Amour passe à côté de la Gloire endormie , et il ne la réveille pas. C'est que la Gloire est déshabituée de l'Amour; personne ne lui fait plus la cour, on la délaisse, on l'abandonne pour des beautés qui ne la valent pas. La Gloire du reste est jalouse , et elle ne veut pas de cœur partagé. Pour se consoler , la dé- laissée a demandé à Jupiter la faveur de dormir pour se reposer de ses anciennes fatigues. Quand répondra- t-elle à la voix qui lui dira : Réveillez - vous , belle endormie 1

MACEDOINE CELESTE.

195

Tout cela ne nous apprend pas va l'Amour. Ne voyez- vous donc pas qu'un nouveau printemps commence ( La chasse aux cœurs est ouverte ; le petit dieu malin ,

196 MACÉDOINE CÉLESTE.

puisque c'est ainsi que nous l'avons appelé , a pris un port d'armes contresigné : Vénus. L'Amour va chasser.

Puis il faut qu'il renouvelle la provision d'essence parfumée au milieu de laquelle brûle le lumignon du feu divin. Cette essence se compose des larmes d'amour qui se forment dans l'âme des vierges et que distillent ensuite leurs yeux.

trouvera-t-il des vierges ? l'Olympe n'en fournit guère. Quittant le pays des déesses , il se dirige de toute la vitesse de ses ailes vers les régions peuplées par les anges , sphère mystérieuse habitent , dan un magnifique couvent bâti d'opale et de lapis-lazuli , les femmes mortes avant d'avoir aimé, ou malheureuses en amour. Dans leur retraite pieuse, ces âmes se nourrissent de souvenirs et de regrets. Heureuses si on ne les troublait pas dans leur solitude ; mais les esprits de l'abîme se font un jeu de les poursuivre. Les uns lancent par dessus les murs des billets doux aux recluses; les autres poussent l'audace jusqu'à tenter l'escalade des remparts, et l'on voit les anges obligés de soutenir un siège.

A l'heure ceux-ci , formés en procession , chantent le cantique de l'âme et l'hosannah du cœur , l'Amour touche aux confins de cette zone sainte. Quel spectacle affreux s'offre à ses regards ! les démons ont envahi la contrée privilégiée ; la procession passe bannières dé- ployées , et , malgré les remontrances , ils persistent à rester couverts, et regardent effrontément les religieuses ailées.

/

MACÉDOINE CÉLESTE.

191

Une bande plus échevelée encore a brisé les portes du couvent ; les diables ont choisi la chapelle pour théâtre de leurs orgies. Celui-ci boit l'aï, celui-là chante, l'un siffle, l'autre lit ses mémoires, un autre se démène dans le béni- tier. En vain du haut de la chaire un ange essaie de leur faire entendre raison ; les démons recommencent de plus belle leur sabbat. Le prédicateur voila de ses ailes son charmant visage, et pleura.

Cupidon aurait voulu mettre le holà ; mais il vit qu'il y perdrait son grec. Allons, se dit-il, dans le paradis de

198 MACEDOINE CELESTE.

Mahomet; j'y trouverai assez de larmes d'amour pour remplir ma veilleuse.

Le paradis de Mahomet, comme personne ne l'ignore, est rempli d'odalisques ni plus ni moins qu'un ballet. Ces odalisques, plus généralement connues sous le nom de houris, sont promises aux fidèles croyans, c'est-à-dire à

MACÉDOINE CÉLESTE. 199

ceux qui n'ont pas bu une goutte de vin de toute leur vie, qui ont toujours été convaincus qu'il n'y a pas d'autre dieu que Dieu et que Mahomet est son prophète, et qui n'ont jamais rencontré un Européen, fût-il juif, sans lui dire: Chien de chrétien !

Ces fidèles croyans ont droit à une foule de houris, à une pipe toujours pleine et à des sorbets sans fin. Un pont étroit et chancelant mène à ce paradis ; ceux qui n'ont pas pour le franchir le balancier de la vertu , tombent dans un abîme toutes les variétés de supplices les attendent.

C'est à peine si dans les yeux de ces onze cent mille houris Cupidon trouva quelques gouttes de l'essence divine. Dans ce paradis les femmes sont peu sensibles; elles sont plus disposées à rire qu'à pleurer, surtout lorsqu'un mal- adroit, perdant l'équilibre sur la corde roide , tombe dans le trou aux rats.

Ne trouvant pas sa provision de larmes , le fils _ de Vénus s'approcha de la terre pour faire sa provision de cœurs.

Comme il était à l' affût derrière un bocage , il entendit une voix harmonieuse au-dessus de sa téte ; c'était un ange qui, chassé du couvent par la victoire des diables, errait dans le ciel , et venait se cacher un instant parmi les arbres qui lui rappelaient le mortel aimé. Avec les larmes que l'ange versait, l'Amour recueillit l'essence nécessaire pour alimenter le feu divin, et, tenant sa veilleuse d'une main, sa brochette de l'autre, il remonta vers les deux.

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MACÉDOINE CÉLESTE.

Soit que le vol de l'Amour fût trop rapide, soit que le vase fût trop plein , quelques gouttes du liquide qu'il contenait s'échappèrent , et le hasard voulut qu'elles tom- bassent sur Hahblle. Le lecteur n'a pas oublié que l'im- prudent voyageur , perdu dans les régions hyperboréennes , n'avait pu se faire à l'atmosphère infiniment trop au-dessous de zéro du royaume des frimas , et s'était vu changé en bloc de glace. Combien de temps ne fût-il pas resté à l'état de stalactite , si la main de l'amour n'eût vacillé ! A peine eut-il senti le contact de cette rosée qu'aussitôt la glace qui l'enveloppait se fondit , une chaleur douce fit battre son cœur, et il poussa une faible exclamation qui dans la langue des soupirs signifie : Ah ! que je suis heureux !

AU

M. WllLlAI >lf.

\ l'âge de 30 ans, tout citoyen sera tenu de choisir une femme, .1 moins qu'il ne préfère la mort.

Lapidons célibataires !

Mistrkss Fl\. présidente de la Société pour l'abolition du célibat.

I.e riariagi! csi la base de la soeiëlc.

Lu ['eh k En h ntin,

WWW. &>ot\wc Vvv\\ \\v CAùm. \o\yu^ èv W wWtk «Vww

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Le lecteur sait déjà combien c'est chose facile au docteur PufF de franchir en un instant les distances les plus consi- dérables. En moins de temps qu'il n'en aurait fallu à un littérateur moderne pour dicter un drame ou un feuilleton , il avait quitté la Jeune Chine et se trouvait dans une vieille capitale.

Il n'est pas bon que l'homme soit seul, j'ai trop longtemps méconnu cette vérité , se dit Puff dès qu'il se vit en pays civilisé ; maintenant que me voilà formé par les voyages, le moment est venu de faire une fin.

•2G

202 COURSE AU CLOCHER CONJUGAL.

.1 ai longtemps parcouru le monde , Et l'on m'a vu de toute part , Courtisant la brune et la blonde , Aimer, soupirer au hasard.

Donnons un domicile à nos amours, et fixons nos soupirs. Autrement dit, marions-nous.

( )ui , c'en est fait , je me mûrie . Je veux vivre comme un Caton ; S'il est un temps pour la folie , Il en est un pour la raison.

Mes co- dieux vont être singulièrement étonnés quand ils apprendront mon mariage. Mais avant de rédiger la lettre de faire-part, il faut au moins savoir qui j'épouse.

Il y a femme et femme , il y a aussi mariage et mariage ; quelle femme vais-je prendre ! quelle forme de mariage vais-je adopter ?

Procédons d'abord par voie d exclusion.

Décidément je ne suis pas pour la femme chinoise ; sa beauté consiste à chausser des pantoufles trop étroites. Je veux une femme qui puisse m apporter vivement un lait de poule et mon bonnet de nuit.

Ni pour la femme turque ; elle est généralement trop dodue, et de plus elle se teint les sourcils.

Ni pour la femme indienne; elle porte des pendants de narines . el elle se teint les dents.

Ni pour la femme sauvage ; elle est trop peu vêtue, et elle se teint tout.

COURSE AU CLOCHER CONJUGAL, 203

iSi pour la géante, ni pour la naine : L'excès en tout est un défaut.

ÙOi COURSE AU CLOCHER CONJUGAL.

Cherchons cette moitié de moi-même dans les pays le sentiment fleurit à l'abri tutélaire d'un code civil quel- conque. Aussi bien je m'aperçois que je ferais un fort mauvais polygame ; il n'y a que la monogamie qui puisse me convenir.

J'apporte des qualités très-précieuses dans le mariage : D'abord un cœur vierge ; car je ne puis appeler amour le sentiment que j'éprouvai une fois en passant pour cette

1AÏÂR M AT-E 0 JMI @ N 0 àha

( OURSE AU CLOCHER CONJUGAL. 2Ô5

petite laitière de Memphis, gracieuse comme un ibis, légère comme une gazelle, si légère que je ne pus l'attraper.

Ensuite une grande expérience; et, tous les philosophes l'ont dit, c'est l'expérience qui fait le bonheur.

Puff était encore plongé dans ces réflexions quand le hasard ou plutôt la providence, car il y a un dieu pour les épouseurs , le fit déboucher sur une place publique , au milieu de laquelle un individu en livrée distribuait le prospectus qu'on trouvera, ci-après.

Puff', l'ayant lu, se rendit immédiatement chez le sieur Aymon.

Monsieur, lui dit-il, je viens pour me marier.

Cinquante ans , des lunettes , un ventre fait , répondit Aymon en regardant son client; j'ai votre affaire. Prenez Mme de Musen ville. Des cheveux d'un beau gris perle, et vingt-cinq volumes de poésie en dot.

A d'autres.

Nous avons Milady Cœurivoore. Voici son portrait. Comme le turban lui sied ! Elle a beaucoup connu Byron. Vous préféreriez peut-être une lorette palingénésique ou une lolotte allemande !

Passons.

Voulez-vous une brune Espagnole , une ravissante danseuse qui a tenu les castagnettes longtemps et partout (

Je n'aime pas les cachuchas en ménage.

Aimez-vous mieux une femme franc pot-au-feu , qui peigne bien vos enfants !

PROMPT OTMBI ©0$©lR{£ TJ#i

ÉCRIRE FRANCO AU DIRECTEUR On ne reçoit que les Femmes affranchies de tout défaut

<i.@€>

Le sieur Aymon, bien connu des pères et des fils de famille, fait lettres , visites , demandes , et généralement tout ce qui concerne les Mariages.

11 tient un assortiment de Femmes de tout âge , de tout, pays , de toute profession , à la disposition des personnes qui désireraient mettre un terme aux ennuis du célibat.

L'excellence de ses produits est connue de l'univers entier. Rien n'égale le velouté et le moelleux de ses veuves. Il garantit bon teint tout ce qui sort de son établissement.

U *r VWYCYN

REÇOIT TOUS LES JOURS

des visites gratuites

DE MIDI A Ql \ lltP. nr.cREs

ON TRAITE SUR PORTRAIT

COURSE AU CLOCHER CONJUGAL. 207

J'espère bien ne point en avoir. Alors , nous allons passer à une autre série. Voici le carton aux portraits 2. Prenez -moi cette jeune personne ; elle a un cœur et une maison libres de toute hypothèque.

Sa physionomie me déplaît : elle doit être mauvaise langue.

Prenez donc celle-ci. Quinze cents arpents de forêts. Ë1 une bosse. Elle doit être méchante ; je perdrais

208 ( OURSE AU CLOCHER CONJUGAL.

mon temps à vouloir la redresser. De plus, il y a du louche dans ses yeux.

Oh ! en voici une à laquelle vous n'adresserez pas le même reproche. Le meilleur caractère......

Oui dà, et pas de tête. C'est ce qu'on nomme une bonne femme.

Décidément, Monsieur, vous êtes trop difficile; vous ne vous marierez jamais. Au plaisir de ne pas vous revoir.

LIS PLAOâOKS

DES

CHAMPS-ELYSÉES,

Trahit sua quemque ïoluptav.

Fournis.

A chacun suivant son plaisir, à chaque plaisir suivant sa capacité Ecole d'Alexandrie.

Yidebit

l'ermutos heroas , et ipse videbitur illis.

La Krackqiade, poème en 24 chant?.

Au plaisir , à la folie ,

' nnsacrons t<ms nos instants.

SoC RAT 11.

t\uv\V &î,%au& aux CW^s-tA^swâ , YouvY iWm^to» d <Y\\yvu <Ymvs> V%<\\ve\ Yç,?> fïtumtmX cowîm fas \o\v*.

Krackq eut un songe, comme s'il était une tragédie. Il rêva qu'il n'était plus qu'une ombre légère, et qu'il errait au milieu des Champs-Elysées en compagnie des sages et des héros.

Entre deux rangées de chaises, il vit circuler une foule de célébrités vertueuses et admises aux honneurs de l'éternité, tandis que d'autres renommées, non moins ver-

ï210 LES PLAISIRS

tueuses et éternelles, devisaient tranquillement assises sur des sièges qui ne coûtaient rien. On entendait dans le lointain le bruit agréable de mille symphonies , et l'har- monieux tintement des marchands de coco.

Krackq pénétra dans ce séjour de paix , et le premier personnage de connaissance qui frappa sa vue fut Epicure

faisant une partie de macarons à côté d'Archimède , qui se contentait de le regarder. Sans doute l'inventeur du miroir était absorbé dans la contemplation de l'ingénieux

DES CHAMPS-ELYSÉES. 211

mécanisme au moyen duquel l'aiguille du marchand tourne sur son pivot.

Milon de Crotone essayait sa force sur un dynamomètre. Hercule , descendu de l'Olympe pour se distraire un moment, jugeait les coups et semblait dédaigner de tenter lui-même l'épreuve.

A quelques pas d'un jet d'eau qui ne se taisait ni la nuit, ni le jour, Platon expliquait sa doctrine à Des- cartes, et Aristote prenait du tabac dans la tabatière de Leibnitz.

Roscius causait avec Talma des beautés du théâtre classique. Le tragique français déclamait à haute voix les principaux passages d'un drame moderne, et le Romain s'étonnait de la nouveauté de ce style. Euripide, Sophocle et Sénèque vinrent se mêler à l'entretien. Baron accourut tout essoufflé, tenant à la main une brochure timbrée et affranchie qu'il venait de recevoir du séjour des vivants ; c'était une tragédie , dont les Athéniens du jour s'étaient montrés ravis. Baron en récita à son tour quelques morceaux. Ducis et Crébillon crièrent à la décadence de l'art. Boileau, qui se trou- vait là par hasard , ne put réprimer un sourire. Les auteurs sont toujours les mêmes, dit-il à Horace; ils ne trouvent bien que ce qui se fait de leur temps.

De grands cris partis du rond-point forcèrent Krackq à se séparer du groupe tragique. Confucius, Zoroastre, Montesquieu, Anaxagore, J.-J. Rousseau, Malebranche, Diogène, causaient ce tumulte. Il s'agissait de décider

212 LES PLAISIRS

une de ces mille questions litigieuses qui s'élèvent pour mesurer la distance dans une partie de cochonnet. D'un commun accord les joueurs résolurent de s'en rapporter à Salomon.

Un homme remarquable par son embonpoint et la cou- ronne consulaire qui ceignait son front, se dirigeait en donnant le bras à un individu orné d'une cravate blanche à rosette , d'une chemise plissée à mille plis , d'un habit bleu-barbeau et d'une foule de breloques , vers un pavillon d'où s'échappait un parfum à donner de l'appétit à un sage. On lisait sur l'enseigne de ce pavillon :

DES CHAMPS-ELYSÉES.

213

APIGIUS & CARÊME

[flISTATOATiraS ®d§ AMIS

ofàM®

SALON DE CENT COUVERTS. CABINETS PARTICULIERS.

Les deux personnages qui se rendaient ainsi chez le restaurateur étaient Lucullus et Brillât -Savarin.

Grimod de la Reynière prit place à la même table que ces deux illustres gastronomes. Que faire à table , à moins que l'on n'y mange! et que faire quand on a mangé, sinon discuter ? Au dessert, les convives en vinrent aux mots à propos de la prééminence de la cuisine de leur siècle. Lucullus soutenait que les modernes n'auraient rien inventé , si Christophe Colomb n'eût pas découvert l'Amérique; sans lui on n'aurait eu ni dindes, ni café.

Grimod de la Reynière se moquait des rôtis d'anon et des gâteaux de miel , bons tout au plus à donner à Cerbère. L'antiquité , ajoutait-il , n'a connu ni l'entrée ni l'entremets; elle n'a eu de la sauce qu'une notion imparfaite, et a complètement ignoré le coulis. Suivant lui , la cuisine datait du dix-huitième siècle. Erreur ! répondait Brillât-Savarin ; lisez mon livre , et vous serez convaincu du contraire. La cuisine date de l'Empire.

Pour terminer la dispute, il ne fallut rien moins que l'intervention de Jupiter. Carême parut , montrant le

2 14 Les plaisirs

menu de son dernier dîner qui datait de 1837 ; et la question fut résolue en faveur de l'époque actuelle.

En face de l'établissement culinaire se dressait un fauteuil-balance ; Voltaire et le grand Frédéric s'amusaient à se faire peser. C'était au tour du philosophe à essayer son

poids; le philosophe se trouva plus léger que le conquérant. Sire, lui dit-il, ne vous étonnez pas de cette diffé- rence ; si vous êtes plus lourd que moi, il faut l'attribuer au

DES CHAMPS-ELYSÉES. 215

poids de vos lauriers. Ainsi, aux Champs-Elysées même, la flatterie trouve toujours moyen de se glisser.

Près de là, Galilée et Newton se renvoyaient une sphère céleste en guise de ballon.

Guillaume Tell s'amusait à abattre des tyrans en plâtre ,

et la reine des Amazones Penthésilée , priant Brutus de lui céder son tour, attendait fièrement, appuyée sur son arc, le moment d'entrer en lutte avec lui.

216 LES PLAISIRS DES CHAMPS-ELYSEES.

Krackq reconnut aussi l'inventeur des socques articulés qui causait mécanique avec Euclide , et Barème expliquant la science des nombres à Pythagore.

Il lut ensuite, au-dessus d'une échoppe, le quatrain suivant :

Par mon utile ministère , Ici , sous le sceau du mystère , On sert et chante tour à tour Mercure , Thémis et l'Amour.

Voiture , écrivain public.

Trajan se faisait traîner dans un char attelé de quatre chèvres.

Esope, Rabelais, Shakspeare, Cervantes, La Fontaine, Molière et Picard , suivaient avec un sérieux impertur- bable la pantomime de Polichinelle.

Dans l'allée de gauche, près du Panorama de la bataille d' Arbelles , on jouait des pantomimes sur un magnifique théâtre en plein vent. Au lieu de la devise classique : Castigat ridendo mores , on lisait sur le fronton : Hic virtus bellica gaudet.

Le courage militaire , représenté par Condé, Turenne, Lannes, et une foule d'autres troupiers illustres, se délec- tait à la vue d'un chasseur d'Afrique qui, seul contre vingt mille Arabes, demeurait vainqueur et opérait une razzia de trente mille moutons, quarante mille bœufs, dix mille chevaux , six mille marabouts , sans compter les scheicks , les chameaux et les sultanes favorites.

218 LES PLAISIRS

Achille, Attila, Mahomet, ïamerlan, Henri IV, Pierre- le-Grand , Charles XII , considéraient ce spectacle avec 1 attention la plus soutenue ; le silence était si complet qu'on eût entendu voler un mouchoir.

Non loin de , César , Alexandre , Charlemagne , Louis XIV et le maréchal de Saxe, couraient la bague montés sur des chevaux de bois ; Napoléon attendait avec impatience le moment d'entrer dans la partie.

Pascal, Junius, Paul -Louis Courier, lisaient les jour- naux à deux sous la séance dans un kiosque littéraire. Fréron parcourait un feuilleton en neuf colonnes; arrivé à la huitième , il laissa échapper la feuille de ses mains , et s'endormit.

Aspasie entra et demanda le Dictionnaire de l'Aca- démie ; elle désirait savoir la définition du mot lorette , qui ne s'y trouvera qu'à la prochaine édition. Elle s'adressa à Alcibiade, qui la renvoya à Sextus, qui la renvoya à Lauzun, qui lui dit d'aller trouver M. de Richelieu. Aucun de ces messieurs ne put lui donner la définition demandée.

Franklin , debout devant une table surchargée de bou- teilles de Leyde, expliquait le phénomène de la foudre à une certaine quantité de sages qui venaient à tour de rôle se faire électriser.

Au centre d'un quinconce, Orphée et Amphion exécu- taient des quadrilles et des contredanses, qui excitaient l'étonnement de Mozart et de Paganini ; les pierres émues se dressaient sur leur séant et se mettaient en mouve-

lis hommes amx ©wâmm-IlvsiIb80

DES CHAMPS-ELYSÉES. 2 19

ment, comme au temps de la fondation de Thèbes. Derrière eux Néron et Mme Malibran, éclairés par quatre chandelles fichées en terre, chantaient le duo d Ote//o,

sans que la police leur demandât d'exhiber leur permission. Krackq s'aperçut alors que les savants modernes avaient raison de soutenir qu'on avait calomnié Néron , et que cet empereur était bien un sage.

±.20 LES PLAISIRS DES CHAMPS-ELYSEES .

Les reflets de mille verres de couleur attirèrent les yeux de Krackq. Il se dirigea vers l'illumination. Elle éclai- rait la porte d'un jardin public au-dessus de laquelle on lisait :

B&L iè)p[l©^L[][lp

TENU PAR VESTRIS 1er, J)IT LE GRAND.

Krackq entra dans ce séjour consacré à Terpsichore. M,les Guimard, Duthé, Camargo , formaient un quadrille avec Gardel , Trénis et Vestris II.

MM. de Sartine, de La Revnie, Fouché , secondés par le sergent-de-ville Argus, surveillaient les danses et rappelaient les danseurs trop excentriques aux lois éter- nelles de la décence.

Les amateurs récalcitrants étaient conduits devant Minos, Eaque et Rhadamanthe, jugeant cette fois cor- rectionnellement. La première faute n'était passible que d'une admonition ; la récidive était punie de trois jours au moins et d'un mois au plus d'emprisonnement dans le Ténare.

A ce mot de Ténare, le songe de Krackq prit une autre tournure ; il devint cauchemar.

L'ENFER DE KRACKQ

POU P. PAIRE SUITE

A L'ENFER DE DANTE.

ii \uus qui entrez . laissez votre canne ei votre parapluie.

Imi-kno, canto primo.

tomme, loué Vt«. é^'u^ve*, tksawÀ ç\\ Y,\\\«a* *o\vs Va co\\A\v\U »\Avu

Krackq avait parcouru les Champs-Elysées sans guide, ni confident ; on voit bien qu'il avait fait un songe. Dans son nouveau cauchemar , un guide lui apparut ; c'était Virgile. Voici ce que lui annonça le cygne de Mantoue en hexamètres que nous nous empressons de traduire pour rester fidèles à nos stipulations avec le crayon.

" O étranger, c'est à moi que les dieux ont confié l'emploi de cicérone officiel du sombre royaume ; j'ai seul le privilège de débiter l'exacte description de l'Enfer ainsi qu'elle est contenue au sixième livre de l'Enéide , et de montrer aux touristes l'empire de Pluton. Depuis Dante, tu es le seul voyageur qui ait osé parcourir ces opaques contrées. Suis-moi donc, je vais t'en faire voir de belles! »

->>2 l'enfer.

Krackq se laissa conduire par Virgile. Ils parcoururent d'abord ces régions le deuil, les remords vengeurs, les pales maladies , la triste vieillesse , la crainte , la faim qui donne de mauvais conseils , la misère honteuse , et une foule d'autres divinités de même agrément ont fixé leur asile ; ils passèrent ensuite sous l'orme immense habitent le sommeil et les songes. Ici Virgile s'arrêta, et dit à Krackq: Voici la route qui conduit à l'Achéron.

Portitor lias horrendus aquas et flumina servat Terribili squalore Charon

Excusez-moi si je vous arrête, mais je n'entends pas le latin ; et comment voulez-vous que je puisse racon- ter au monde les impressions de ce voyage infernal , si je ne comprends pas la langue de mon cicérone?

C'est à toi de m'excuser, judicieux voyageur; il est bien difficile à un poète de ne pas citer de temps en temps quelques fragments de ses vers. As-tu une obole dans ta poche? J'aperçois la barque de ce Caron dont je te faisais tout à l'heure la description en latin.

Je n'ai qu'un sou-monaco.

Donne-le toujours ; le vieux nocher a la vue affaiblie, il n'y verra que du cuivre. Il ne faut pas faire comme ce poète romantique et ce peintre raphaélesque , qui battent philosophiquement du talon contre la berge; faute d'une obole, ils erreront pendant cent ans sur ces rives, l'air n'est pas bon, tant s'en faut.

Que vois-jc ! et que sens-je ! s'écria tout à coup

L ENFER.

223

Krackq en montrant la rive opposée d'où s'exhalait un léger nuage de fumée.

Quel œil! et quel odorat! reprit Virgile. Tu vois le fameux Ixion , épicier de Thèbes. Junon s étant dégui- sée en simple servante, vint, pour l'éprouver, lui acheter une livre de moka première qualité. Ixion lui vendit de la chicorée , et voulut lui prendre La taille ; Junon ,

pour le punir, l'a condamné à faire tourner la manivelle d'une rôtissoire pendant l'éternité.

22 1 l'enfer.

Non loin de tu dois apercevoir les Danaïdes. Leur supplice consiste à fournir de l'encre à l'écritoire d'un des plus grands auteurs de ce temps-ci; mais l'écritoire se vide à mesure qu'elle s'emplit.

Au moment Virgile parlait , un triple aboiement se fit entendre. Tout beau, Cerbère! A bas! Ne me reconnais-tu pas !

Le molosse se retira en grondant vers sa niche; pour achever de le calmer, Krackq lui donna un morceau de pain d'épices qu'il avait rapporté des Champs -Elysées.

l'enfer. 225

Caron, debout sur sa barque, allait donner le signal du départ; sur l'invitation de Virgile, il s'arrêta en bou- gonnant pour prendre les nouveaux passagers.

Je continue mon office de cicérone, dit Virgile une lois qu'ils furent entrés dans la barque, par le dénombre- ment des passagers ; c'est une manière que j'ai empruntée à Homère , et dont je ne me suis pas trop mal tiré après lui.

Voici d'abord Momus, qui amusa tant de générations ; puis Sancho Pança , qui , après avoir été paysan , écuyer et gouverneur, mourut en état de grâce et de proverbe ; de son vivant , la sagesse parlait par sa bouche. Non loin de lui tu vois Mayeux , exemple fameux des excès auxquels les passions peuvent entraîner les hommes ; que Minos lui soit léger ! Regarde à la proue ce cha- peau dont la coiffe flotte au gré des vents, cette redin- gote à la poche béante , cette longue figure , ce nez proéminent ; ne reconnais-tu pas Bertrand , ce type de la fidélité commerciale , ce modèle de l'associé? Si son parapluie n'est pas à ses côtés , ne l'accuse pas d'a- voir oublié ce compagnon assidu ; il a été obligé de se conformer à l'avis affiché par ordre de Pluton à l'entrée de l'Enfer :

Voi ch' entrate, lasciate ogni speranza.

Qu'apprends-je ! s'écria Krackq, Bertrand est mort! et Robert Macaire \

Tu sauras plus tard ce qu'il est devenu ; con-

29

226 l'enfer.

tente-toi pour le quart d'heure de pleurer Bertrand, si cela t'amuse; quant à moi, je continue mon dénom- brement.

Muse, dis-moi quel est cet homme à la mine effa- rée , à la longue queue tressée de rouge , à la perruque en filasse. Mais à quoi bon te le demander ? je le sais parfaitement. Il s'appelle Jocrisse.

Celui-ci , c'est Falstaff au ventre étoffé ; celui-là , Arlequin à l'esprit bariolé comme son habit. Salut , Sganarelle, Crispin ! trouvez une ruse pour sortir d'ici. Jean - Jean , Giles , Paillasse , et toi , fameux postillon de Lonjumeau , vous voilà, hélas! réduits à l'état de Mânes.

Ici Krackq interrompit son guide.

Que font donc les mortels , puisque tous les comiques passent ainsi l'onde noire ?

Les mortels , répondit Virgile , s'ennuient et en- graissent. L'humanité en est à la période obèse. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire sur la terre; l'ennui et l'embonpoint ont tué le comique. On élève des monu- ments à la comédie, mais on n'en fait plus.

En ce moment , la barque toucha au rivage ; les âmes en descendirent, et se dirigèrent vers le prétoire de Minos. Avant d'entrer sous le tunnel qui conduit dans ce lieu redouté, Virgile s'arrêta, et parla en ces termes:

Nous sommes maintenant au centre de l'Enfer. Tu vas être témoin d'un des plus beaux effets d'acoustique qu'il soit possible de rencontrer ; l'écho du Panthéon n'est qu'un ténor d'opéra-comique à côté de celui-ci.

l'enfer. 221

En même temps Virgile montra à Krackq une ombre qui , soulevant le pan de sa toge et frappant dessus avec sa canne, imitait le bruit de la foudre.

Tu vois devant toi le fameux Salmonée, condamné par Jupiter au tonnerre à perpétuité ; l'infortuné, puni par la colère du maître des dieux , passe sa vie ou plutôt sa mort à faire retentir l'écho du tunnel.

Vidi et crudeles dantem Salmonea pœnas Dum flammas Jovis et sonitus imitatur Olympi.

Encore une citation!

Ne fais pas attention, je te prie, c'est une pure réminiscence.

Quel est cet homme qui s'avance traînant son ventre sur une brouette !

C'est Sisyphe. On dit sur la terre, et j'ai moi-même contribué à propager cette erreur, qu'il roulait une roche sur une surface polie et inclinée; pas du tout, c'était son ventre : il en avait fait un dieu , et les dieux le punissent de ce sacrilège.

Voilà donc le fameux mythe de Sisyphe !

Que parlez-vous de mythes ici!

Le mythe tombe, l'homme reste, Et la blague s'évanouit...

Je dis blague afin de vous être agréable , car nous sommes trop puristes pour employer des termes pareils. Passons à un autre mythe , je veux dire à une autre

Nous touchons à l'atelier des sœurs filandières ; ici les Parques filent la destinée des mortels , et la coupent à leur gré. Plaignons ces pauvres diables qui se balancent sous le fatal ciseau d'Atropos.

L ENFER.

229

Silence maintenant. Nous entrons dans le palais de justice de l'Enfer. Le président Minos va recueillir l'avis du conseiller Rhadamanthe qui dort et de l'auditeur Eaque qui est sourd. Quels sont les accusés \ Robert Macaire, Don Juan, Barbe-Bleue et Marty.

Krackq et Virgile s'arrêtèrent pour entendre le juge-

230 l'enfer.

ment. Au bout de quelques minutes d'attente, après avoir fait le résumé impartial des débats , Minos prononça l'arrêt d'une voix émue.

Sur notre âme et notre conscience, devant les dieux et devant les hommes, et à la majorité de nos trois voix ;

Sur toutes les questions, oui, les accusés sont coupables; en conséquence ,

Aux termes des articles 347,894 et 789,456 du code infernal :

Attendu, qu'il est constant que Robert Macaire a tué le sieur Germeuil , et usé de manœuvres frauduleuses à l'égard du sieur Gogo ;

Qu'il est démontré que Don Juan a trompé "mille trois femmes, mille e tre , en Espagne seulement , ainsi qu'il est prouvé par la dépo- sition de Leporello;

Qu'il résulte des débats que Barbe-Bleue a coupé la tête à ses pre- mières épouses, et qu'il a voulu infliger le même traitement à la dernière;

Condamnons Robert Macaire à vingt-cinq mille ans d'assemblées d'actionnaires forcées ;

Condamnons Don Juan à servir de type éternel à tous les nmeurs de la terre , et de plus à épouser toutes les femmes qu'il a trompées;

Condamnons Barbe-Bleue à se la teindre en rouge et à perdre son nom;

Condamnons Marty, traître inamovible de l'Ambigu dit Comique , à concourir éternellement pour le prix Monthyon ;

Les condamnons en outre tous les quatre solidairement aux dépens , et ordonnons que l'arrêt sera affiché dans Y Autre Monde.

Les marques d'approbation ou d'improbation sont sévèrement inter- dites.

Qu'on emmène les accusés !

l'enfer.

231

Que dites-vous de cet arrêt \ demanda Virgile.

Rien, répondit Krackq ; voilà toujours ce que je pense.

C'est aussi mon opinion. Continuons notre route ; écartez -vous un peu , pour laisser passer Mesdames les Furies. Gare aux coups de fouet !

232

l'enfer.

C'est ainsi qu'OEdipe, Oreste , le père Sournois, et tant d'autres mortels , ont été tourmentés par les déesses impitoyables :

Oontinuo soutes ultrix accincta flagello. .. .

Encore une réminiscence !

Ne vous fâchez pas, c'est une simple citation. On n'a pas été poète pour rien.

Krackq allait répliquer; mais il se réveilla haletant, pille , et baigné d une